Pierre Mendès France :
les paradoxes d'un itinéraire politique
 
Maître à penser d’une partie de la gauche française, Pierre Mendès France aura suscité autant d’espérances que de détestations. Les aléas de la vie politique feront de lui un homme seul. Michel Winock explique le faisceau complexe des motifs qui l’ont poussé à s’effacer de son propre destin politique.
Chroniques : Pierre Mendès France fut très brièvement à la tête du gouvernement français, de juin 1954 à février 1955. Pourquoi l’avoir inclus dans le cycle de conférences que la BnF consacre aux hommes d’État ?

Michel Winock : La personnalité de Pierre Mendès France a séduit par son originalité, son caractère et sa détermination. Je l’aborderai en tant qu’historien et témoin lointain. Je voudrais aider à comprendre pourquoi cet homme – qui bénéficie aujourd’hui encore d’une image mythique de grande figure morale et politique – a pourtant déçu ses sympathisants en accumulant échecs et renoncements.
Sa carrière a démarré de façon fulgurante : plus jeune avocat de France à 20 ans, économiste reconnu avant 25 ans, plus jeune député de France à 25 ans, plus jeune sous-secrétaire d’État au Trésor dans le gouvernement Blum du Front populaire, en 1938. Président du Conseil à 37 ans, il réussit en un mois, par les accords de Genève, à mettre fin à la guerre d’Indochine ; il entreprend de donner son autonomie à la Tunisie, lance une campagne et prend des mesures contre l’alcoolisme, l’un des grands fléaux de la France et il entreprend la modernisation de l’économie. Mais le problème de la Communauté européenne de Défense (CED) va lui être fatal. À la tête d’un gouvernement divisé sur la question, il laisse le Parlement voter, sans engager sa responsabilité. La CED est rejetée, les démocrates chrétiens du MRP [Mouvement républicain populaire] accusent Mendès d’avoir trahi la cause européenne (le "crime du 30 août").
Le réarmement allemand dans le cadre de l’OTAN devient inévitable. Les accords de Londres et de Paris, qu’il signe, lui valent l’opposition et la rancune des communistes. Mendès France est toujours au pouvoir lorsqu’éclate la guerre d’Algérie, le 1er novembre 1954. Il entame alors une politique visant à la fois à rétablir l’ordre, à mater la rébellion et à réformer la société, si inégalitaire, d’Algérie. C’est le débat sur l’Afrique du Nord, en février 1955, qui dresse contre lui une majorité de députés sur des positions contradictoires. Le lobby "algérien" redoute, depuis son action en Tunisie, sa politique réformiste. Les communistes, à l’inverse lui reprochent sa politique de répression, mais sans proposer de solution de rechange. Le MRP règle ses comptes avec le "fossoyeur de la CED"… Mendès est renversé le 5 février 1955, sept mois et dix-sept jours après sa nomination. Dès lors, son parcours donnera l’impression d’une conduite d’échec. Vice-président du Parti radical, il en démissionne rapidement pour entrer au Parti socialiste autonome, qui fusionne avec le PSU [Parti socialiste unifié], où il se fait discret. En 1965, il s’efface devant François Mitterrand, qu’il soutient comme candidat aux élections présidentielles. 1968 le voit revenir au premier plan lors du rassemblement du stade Charlety, mais il persiste à céder la place à d’autres : Gaston Defferre d’abord, puis François Mitterrand auprès duquel il s’engage lors des élections de 1974 et de 1981. Pourtant lorsqu’il s’éteint, en 1982, au terme d’un parcours parfois erratique, le pays lui rend hommage par des funérailles nationales.

Ch. : Comment expliquez- vous les paradoxes de ce parcours ?

M. W. : Un ensemble de raisons, certaines rationnelles, d’autres beaucoup moins, peuvent éclairer ce parcours. À partir de 1958, son caractère intransigeant, formé à la démocratie parlementaire par la IIIe République l’a fait s’opposer vigoureusement à la nouvelle Constitution mise en place par le général de Gaulle, à laquelle il reproche son caractère monarchique – à la différence de François Mitterrand qui, après l’avoir lui aussi condamnée, saura l’utiliser dans la conquête et l’exercice du pouvoir.
Le climat politique de la période où il a gouverné lui a valu des ennemis de tous bords, faisant de lui un homme seul. Sa résolution de la crise d’Indochine, un mois après son investiture à la présidence du Conseil, le fait passer aux yeux de certains comme un "bradeur d’empire". Un antisémitisme à peine dissimulé accompagne cette diabolisation. Les événements ultérieurs empoisonnés par la Guerre d’Algérie lui attirent des ennemis tous azimuts : extrême-droite colonialiste et poujadiste, gaullistes, communistes, démocrates chrétiens du MRP... Les poujadistes lui en veulent pour ses positions contre les bouilleurs de cru et la modernisation de l’économie industrielle, génératrice d’une redistribution de l’économie commerciale, et font preuve, là encore, d’un antisémitisme virulent à son encontre, en le taxant de représenter "l’anti-France". Les communistes, très puissants à l’époque, le détestent pour son réformisme néocapitaliste. C’est certainement cette détestation, pourtant contrebalancée par une popularité sans égale auprès d’une grande partie de l’opinion, qui l’a privé de ses moyens alors qu’il apparaissait à beaucoup comme porteur des valeurs d’un autre pôle de la gauche, plus proche d’un socialisme à la Jaurès, et qui l’a poussé à laisser la place à François Mitterrand dès 1965.

Ch. : À votre sens, Pierre Mendès France était-il un homme d’État ?

M. W. : Il est resté une grande figure morale et politique. Mais pour être un homme d’État, il faut parfois accepter de relativiser les rapports entre morale et politique, qui ne font pas toujours bon ménage. Sans doute, était-il trop intransigeant et n’avait-il pas assez lu Machiavel !

Propos recueillis par Marie-Noële Darmois



En savoir plus


Leçons d’histoire : "Les hommes d’État"
Pierre Mendès France
Par Michel Winock
En partenariat avec la revue L’Histoire

Mardi 18 mai 2004
18 h 30 – 20 h – Entrée libre
Grand Auditorium (Hall Est)
Site François-Mitterrand