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Chroniques :
Vos premières gravures portent sur des sujets réalistes où
le trait révèle un talent de dessinateur. Pourquoi êtes-vous
allée vers la gravure plutôt que vers le dessin ?
Cécile
Reims : J’ai découvert la gravure en rencontrant Joseph
Hecht. À l’époque, j’étais désemparée,
désorientée. Sa rigueur, celle de l’outil dont il était
le maître – le burin – posèrent des balises
là où j’en ressentais le manque. Je continuais à
fréquenter les séances libres de croquis à la Grande
Chaumière à dessiner des paysages de banlieue, celles des
terrains vagues et des usines désaffectées – lieux
de désolation –, mais cette divagation était désormais
encadrée par les exigences et les limites du burin. Je dessinais
en vue de graver ces dessins.
Ch. :
Vos rencontres avec Joseph Hecht en 1950, puis avec Fred Deux en 1951, furent
décisives dans ce choix.
C. R. : Ma rencontre avec Joseph Hecht fut fortuite. J’étais
à l’écoute du hasard, attendant de lui qu’il m’indique
une direction. Ma rencontre avec Fred Deux était, elle, tout à
fait improbable : nous venions d’horizons différents.
Je me croyais "de passage" en France. Venue – revenue –
y soigner une grave tuberculose qui s’était révélée
pendant le siège de Jérusalem. Israël restait, après
le désastre qui avait en Europe anéanti ma famille, un rêve
utopique. Je ne m’imaginais pas vivre ailleurs qu’à Jérusalem.
Fred Deux me fit découvrir une autre voie : celle qui n’a
pas de destination, un chemin âpre, périlleux où j’allais
pouvoir mettre en pratique les paroles de Rabbi Nachman de Bratslav :
"Ne demande pas ton chemin à qui le connaît, tu risquerais
de ne pas t’égarer". Je suis toujours allée
vers la difficulté et j’ai accompagné Fred sur ce chemin.
Ch. :
Votre œuvre, dans les années 50, reflète une vision du
monde anthropomorphique où la condition humaine se confond avec celle
animale dans une nature minérale et mélancolique. Que souhaitez-vous
montrer dans Les Métamorphoses
d’Ovide, Bestiaire de la mort,
et Cosmogonies ?
C. R.
: Les Métamorphoses d’Ovide
et Bestiaire de la mort furent le moyen de
sortir – sans y renoncer – de l’expression figurative
qui était jusqu’alors la mienne : une manière de
la détourner par l’étrangeté, en plaçant
des animaux dans un univers essentiellement minéral, invivable pour
leur espèce. Le désert reviendra plus d’une fois dans
mes gravures d’où l’être vivant sera désormais
absent (sinon sous sa forme la plus élémentaire, infime partie
ou principe d’un tout). Avec Cosmogonies,
je franchis le pas et aborde l’imaginaire. C’est le monde de
la création tout en désir et promesse, comme les Métamorphoses
ou le Bestiaire sont celui de tous les possibles devenus impossibles. C’est
peut-être de cette nostalgie qu’ils sont empreints.
Ch. :
Après Cosmogonies,
vous entamez une période de joie "artisanale", avec le
tissage et remportez un certain succès. Pourquoi avoir arrêté
le tissage pour une collaboration avec Hans Bellmer dont l’imaginaire
est plus sombre et plus compliqué ?
C. R. :
J’ai cessé de graver après Cosmogonies
parce que je ne pouvais aller au-delà. L’artisanat d’où
tout questionnement était évacué (où questions
et réponses n’étaient que d’ordre manuel), fut
effectivement une période paisible. Je ne crois pas que j’aurais
pu indéfiniment m’en satisfaire. La satisfaction, j’y
aspire, mais ne saurais y vivre. La rencontre avec Bellmer fut un prodigieux
cadeau du hasard. Toucher un cuivre me bouleversait. Bellmer me donna l’occasion
– grandiose ! – d’y revenir et de me découvrir :
graveur- interprète, dont un autre que soi-même (toujours suspect)
accepte, reconnaît la juste traduction de son dessin en gravure. Son
univers n’était pas le mien mais la facture "académique"
de son dessin m’était accessible. Il m’offrait l’occasion,
dans le cadre de la gravure, de continuellement me dépasser, ce qui
était mon besoin profond, dans une absence à soi qui était
aussi une forme de dépassement. Je ne sais si, sans cette rencontre,
j’aurais pu par la suite accéder à nouveau à
mon propre vocabulaire.
Ch. :
Vous dites que l’interprétation d’une œuvre participe
à un "désir d’exister dans cet espace qui ne vous
appartient pas".
C. R. : L’interprétation d’une œuvre
me permet de m’évader de mon territoire, que je ressens restreint.
Paradoxalement, ce qui pourrait paraître ici comme contrainte m’ouvre
un espace de liberté.
Propos recueillis par Marie-Cécile
Miessner
et Florence Groshens |
En savoir plus Cécile
Reims, graveur et interprète
de Hans Bellmer et de Fred Deux Du
6 avril au 30 mai 2004
Commissaire : Marie-Cécile Miessner
Site Richelieu – Crypte
Entrée libre |