Henri Salvador, crooner en langue française
La carrière d’Henri Salvador traverse presque entièrement la période de l’exposition "Souvenirs, souvenirs ... Cent ans de chanson française". Guitariste et pianiste de jazz, humoriste, homme de télévision et producteur, il commence à 85 ans une carrière de crooner français. Rétrospective.
 
Chroniques : Comment vous est venu le goût de la musique ?

Henri Salvador : Je devais avoir onze ans quand un cousin m’apporta des disques de Louis Armstrong et de Duke Ellington. Quand j’ai entendu la musique de Django Reinhardt à la radio, j’ai dit à mon père : "C’est ce que je veux faire". Il m’a acheté ma première guitare. Je jouais jusqu’à 18 heures par jour. Je fais partie de ces musiciens "d’oreille". J’ai appris en écoutant les disques, m’appliquant à reproduire les accords. Mes professeurs furent Louis Armstrong et Duke Ellington !

Ch. : Dix ans plus tard, vous devenez l’accompagnateur de Django Reinhardt… ?

H.S : J’avais monté un groupe avec mon frère et le pianiste Marcel Maselin. Nous avons obtenu un engagement en 1935 au Jimmy’s bar, à Paris. Mon frère et Maselin étant appelés au service militaire, le patron a engagé Django Reinhart pour les remplacer. Au début, il ne voulait pas de moi, mais le patron a insisté. Le premier soir, je me suis mis à sa gauche, et j’ai passé la soirée à copier ses accords. Il l’a remarqué et le lendemain m’a mis à sa droite. Je ne voyais plus rien ! Il se comportait comme un vrai enfant, mais c’était un homme très gentil. Il m’emmenait faire des bœufs dans les clubs de Montmartre où j’ai rencontré tous les jazzmans américains du moment : Chet Baker, Leslie Young, Coleman Hawkins, Duke Ellington. J’ignorais qu’ils étaient connus. Les rencontres se faisaient comme ça. Puis j’ai rencontré Eddy South, guitariste et excellent pianiste de jazz, avec qui j’ai travaillé et qui m’a beaucoup appris.

 
Ch. : Vous définissez-vous avant tout comme un musicien de jazz ?

H.S : Je suis issu de l’école du jazz, une école difficile. Toutes mes compositions sont à base de jazz. J’y reviens toujours. Cette complexité des accords, je la retrouve dans la musique classique chez Ravel, Schoenberg. Je n’aime pas le jazz expérimental. Il faut que ça bouge. Le jazz, c’est le grand souffle !

Ch. : Après un passage dans l’orchestre de jazz de Bernard Hilda à Cannes, pendant la guerre, vous fuyez l’Occupation en rejoignant les Collégiens de Ray Ventura, dans une tournée en Amérique du Sud, et vous sauvez le spectacle d’ un désastre…

H.S : Le soir de la première, tout s’est mal passé. Ray n’était pas en forme. Le grand orchestre enchaînait bide sur bide jusqu’à ce que je réalise une imitation de Popeye et que j’interprète Maladie d’amour, étoffée par des arrangements sonores et gestuels. Cela a été un triomphe. Nous avons voyagé jusqu’au Brésil. Puis j’ai entamé une carrière "en solo". Plus tard, j’ai su qu’Antonio Carlos Jobim s’était inspiré pour créer la bossa nova de deux chansons "douces" que j’interprétais dans le film Nuits d’Europe. En 1945, je m’apprêtais avec Paul Misraki à rejoindre Hollywood lorsque Ray nous a envoyé deux billets d’avion pour Paris. Nous sommes rentrés.

Ch. : Jusqu’à la fin de la guerre, vous vous produisez dans plusieurs salles parisiennes. En 1948, avec Yves Montand vous participez à l’opérette Le Chevalier Bayard, et en 1949, à la revue Paris s’amuse avec Mistinguett. Vos deux premiers disques Clopin clopant et Maladie d’amour sortent. Vous recevez le prix Charles Cros. Quel a été pour vous l’événement musical majeur de ces années ?

H.S : Le concert de Dizzy Gillespie à Pleyel en 1948 ! Il a été une révélation pour tous les musiciens de jazz de l’époque. Après la rupture de la guerre, nous étions complètement dépassés. Il a fallu décortiquer ses accords pour comprendre la nouvelle harmonie musicale qu’il avait voulu créer.

Discographie / quelques dates repères

1947 : enregistrement de son premier disque Clopin clopant et de Maladie d’amour chez Polydor, racheté par Philips
1954 : premier album 25 cm (Compilation. Récital à Pleyel)
1958 : rejoint Barclay
1962 : fonde sa propre maison de disque Les disques Salvador. La distribution est confiée à Philips. Il ne peut en réaliser qu’un enregistrement, un label autrichien, portant le même nom, lui interdisant d’utiliser ce nom.
1964 : fonde sa deuxième maison de disque, Les Rigolos, qu’il garde jusqu’en 1977, date du décès de sa femme. La distribution est confiée à différentes maisons de disque. Il se rapproche de RCA, EMI Pathé Marconi, Sony Music.
2000 : EXXOS, label source (distribué par Virgin) produit Chambre avec vue (2000), Performance (2002) et Ma chère et tendre (2003).
Ch. : En 1950, vous rencontrez votre future femme, qui deviendra votre imprésario. Vous enchaînez récital sur récital, notamment en 1954, salle Pleyel. Puis vous travaillez avec Boris Vian. Comment a eu lieu votre rencontre ?

H.S : J’ai rencontré Boris Vian grâce au pianiste Jack Diéval, mais notre collaboration n’a été effective qu’en 1957. Boris était alors directeur artistique chez Philips. Nous avons réalisé 450 titres ensemble, jusqu’en 1959, année de sa mort. C’était une époque fantastique. Tout était beaucoup plus simple qu’aujourd’hui : Boris et moi, nous composions une chanson, nous l’enregistrions. Le lendemain, elle était sur les ondes. Et ça marchait. C’était un passionné de jazz, un trompettiste de talent, collaborateur de Jazz Hot. Un homme très cultivé. Il composait tout le temps... Il adorait les canulars. Il m’a introduit au Collège de 'Pataphysique avec Ionesco et Prévert. Entre nous, ça a tout de suite "collé".

Ch. : En 1955, Michel Legrand revient des États-Unis avec des disques de rock and roll. Il en compose des pastiches et vous demande de les interpréter. Pourquoi vous ?

H.S : Boris Vian avait proposé mon nom à Michel Legrand. Presque dix ans avant Johnny Hallyday, sous les pseudonymes d’Henri Cording, et de Vernon Sullivan, nous introduisions en France les premiers le rock and roll avec Rock and roll mops, Rock hoquet et Va-te-faire cuire un œuf, man. Et puis il y a eu Le Blouse du dentiste dont l’arrangeur était Quincy Jones, qui était également chez Philips.

Ch. : Dans les années 60, votre carrière s’oriente vers les spectacles de variété à la télévision et vers le public des enfants. Vous aviez déjà participé au Ed Sullivan show en 1956. Pourquoi ce tournant ?

H.S : Ed Sullivan m’avait vu à l’Alhambra et m’avait invité. Mais c’est en 1961, après avoir réalisé Jardin d’hiver, que j’ai compris que c’était ce que je souhaitais faire. La télévision est facteur de progrès social : elle donne accès aux spectacles à tous publics, pauvres ou riches. Chaque show est une création. L’inconvénient du music-hall, c’est qu’on peut tourner des années avec le même spectacle. En 1968, j’ai signé un contrat pour l’émission, Les Salves d’or. C’était l’époque des tubes : Mais non, mais non ; Zorro est arrivé ; Le travail, c’est la santé. Dans les années 70, la société Walt Disney nous a proposé un contrat d’exclusivité pour les chansons de ses films, distribués en France : Les Aristochats, Blanche-Neige et les sept nains, Robin des Bois, etc.

Ch. : À la mort de votre épouse en 1977, vous vendez votre société de production. Dans les années 80-90, on vous entend au Festival de jazz de Montreux, au Petit Journal, aux Francofolies… En 2001, vous sortez deux albums avec des textes de vous et d’auteurs de la nouvelle génération : Keren Ann et Benjamin Biolay. Est-ce un retour aux sources ?

H.S : Je reviens toujours au jazz. J’ai fait une double carrière : je n’ai pas aimé tous mes tubes, ni toutes mes prestations télévisuelles. La chanson Syracuse, écrite en 1961, me correspondait bien plus. Aujourd’hui, je réalise ce dont j’ai toujours eu envie, être un crooner en langue française. Je suis un sentimental. J’aime la langue française et suis heureux de la faire entendre à l’étranger sur des mélodies qui s’y prêtent.

Propos recueillis par Florence Groshens


En savoir plus


Plus de 200 documents sonores et visuels consacrés à Henri Salvador sont consultables sur le site François-Mitterand, salle P, département de l’Audiovisuel (niveau Recherche – Rez-de-jardin).

Publication
Attention, ma vie par Henri Salvador
Édition Lattès, 1994