Que reste-t-il de Sartre ?
 
Le 19 avril 1980, Jean-Paul Sartre est mis en terre au cimetière Montparnasse. Une foule considérable, de plus de 30 000 personnes, s’est spontanément rassemblée pour accompagner la dépouille de celui qui a dynamisé toute une période de la vie intellectuelle et politique française, que l’on qualifie volontiers d’ "Années Sartre". Que reste-t-il aujourd’hui de ce phénomène ? Entretien avec l’historien Michel Winock.
© Patrick Frilet / Sipa

Chroniques :
Comment reçoit-on aujourd’hui l’œuvre de Sartre ? Qu’en reste-t-il ?

Michel Winock : On peut distinguer dans l’œuvre de Sartre trois aspects distincts, même s’ils ne sont pas étanches :
il y a un Sartre philosophe, un Sartre écrivain et un Sartre “politique”. La philosophie de Sartre n’est pas aujourd’hui ce qui reste de plus marquant de son œuvre, qui n’est plus beaucoup étudiée en France à l’université,
alors qu’elle l’est davantage à l’étranger, en particulier aux Etats-Unis, en Belgique et en Allemagne. Peut-être faut-il voir une explication à cette désaffection dans le fait que Sartre n’ayant pas mené de carrière universitaire, il ne se retrouve dans aucune filière de légitimation dans ce domaine. Ce qui est regrettable, car il y a certainement encore beaucoup à prendre, en particulier dans L’Etre et le néant, œuvre très originale, porteuse de morceaux de bravoure littéraire, véritable monument à visiter. De même La Critique de la raison dialectique, plus difficilement lisible, dont l’ambition résume bien la démarche globale de Sartre, celle de réconcilier dans une tentative désespérée, mais grandiose, deux termes historiques inconciliables – la liberté et le collectivisme. L’histoire a amplement démontré que le socialisme réel s’était construit contre la liberté des hommes. Et ce livre volumineux n’est plus considéré aujourd’hui en raison de cet échec. Seule la génération des 65 ans a véritablement conservé le souvenir des concepts sartriens, même si ceux-ci n’ont plus cours.

Ch. : Qu’en est-il de l’écrivain ?

M. W. : L’écrivain Sartre est aussi bien nouvelliste que romancier ou homme de théâtre. Dans cette diversité, il y a beaucoup de déchets, de choses inachevées.
Le théâtre en particulier est très inégal, souvent dû aux circonstances. Deux pièces restent malgré tout exceptionnelles : Huis clos et La Putain respectueuse.
Pour moi, le vrai chef-d’œuvre de Sartre écrivain, ce sont Les mots, le livre le plus écrit, qui est d’un écrivain majeur.
La Nausée, Le Mur, mais surtout Les Chemins de la liberté, roman d’un naturalisme qui fit à l’époque sensation, séduisent encore. Dans ce dernier ouvrage, l’écrivain parle de son temps abordant les grandes questions qui touchent à la fois à l’existence et à la politique. On y vit l’attente de la guerre où les gens veules sont fascinants par leur veulerie. Les Carnets de la drôle de guerre nous invitent à accompagner Sartre au front avec ses compagnons d’infortune, à partager avec lui sa vision de la guerre, qu’il abhorrait, mais qu’il assume désormais. Citons aussi les Situations où, grand témoin de son temps, il dresse avec talent et émotion des portraits magnifiques de Gide, Camus, Merleau-Ponty, Nizan. Malgré le renversement de la hiérarchie Sartre/Beauvoir auquel on assiste aujourd’hui, en raison du féminisme qui reconnaît sa dette à l’auteur pionnier du Deuxième sexe, il reste évident à mes yeux que l’écrivain, le grand, c’est Sartre.

Ch. : Que reste-t-il des prises de position et des engagements politiques de Sartre ?

M.W. : En politique, Sartre s’est souvent fourvoyé. Raymond Aron disait de lui qu’il était un moraliste perdu dans la jungle politique. On dirait aujourd’hui qu’il n’avait pas la tête politique. C’est tardivement qu’il s’est inquiété de politique.
En 1936, il n’a pas voté ; il a regardé les manifestations du Front populaire, du trottoir. Son univers est alors profondément individualiste. Dans la période de l’avant-guerre, il fait preuve d’immaturité politique. Lorsqu’en 1933, il reprend à Berlin le poste de Raymond Aron, il étudie Husserl et Heidegger. Mais témoin de la promulgation des premiers décrets nazis,
il n’est pas touché. Ce n’est qu’avec la guerre que tout change.
De retour du stalag en 1941, il crée une sorte de club de discussion, le groupe Socialisme et Liberté. Sa plume se fait le témoin de son esprit de résistance. Sa pièce de théâtre Les Mouches, jouée au théâtre de la Cité (théâtre Sarah Bernhardt aryanisé) avec le soutien du Comité national des écrivains, est pourtant considérée comme une pièce de la Résistance.
Ses articles pour Les lettres françaises, puis pour Combat notamment dans les jours qui suivent la libération de Paris, confortent un statut d’écrivain de la Résistance qui lui vaut une invitation aux Etats-Unis, où il assume pleinement ce rôle. Il se veut désormais écrivain engagé. Comme théoricien de la littérature, dans Qu’est-ce que la littérature ?, il dote l’écrivain d’une responsabilité immense, peut-être par effet de compensation par rapport à son passé. Mais désormais,
il ne variera pas. Au cœur du combat pour l’engagement politique, il s’engagera en octobre 1945 jusqu’au bout dans l’aventure des Temps modernes, la grande revue de l’engagement politique et intellectuel.

Ch. : C’est désormais autour de la question du communisme, centrale pour bon nombre d’intellectuels de l’époque, que se développe son engagement ...

M.W. : En effet, beaucoup d’intellectuels adhèrent alors au parti communiste qui rassemble 30% des suffrages. Sartre est tiraillé. Partisan d’un socialisme qui n’aliène pas la liberté,
il refuse l’alignement sur l’un ou l’autre des blocs, communiste ou capitaliste. Mais en 1952,
la guerre de Corée le pousse à adhérer au communisme. Il devient “compagnon de route” du Parti, dont il estime l’action indispensable pour donner une conscience de classe au prolétariat aux côtés duquel il se range. Il se rend en Union soviétique, dont il semble épouser la cause avec un certain machiavélisme, parfois pitoyable. Vient l’année 1956, année de toutes les désillusions, où lors du XXe congrès du parti communiste, Khrouchtchev dénonce les horreurs du stalinisme. Il faudra attendre l’écrasement de la révolte hongroise pour que la désillusion soit complète. Toutefois, Sartre restera encore en sympathie avec le parti, mais non aligné pendant une dizaine d’années. En tant que compagnon de route, Sartre a été un vaincu du premier rang.
Dans cette période, son engagement dans la lutte anticolonialiste ne se dément pas. Signataire du Manifeste des 121 et défenseur public du réseau Janson, il s’oppose à la guerre d’Algérie. A partir de 68, qui lui donne une nouvelle jeunesse, il se tourne vers les Mao. Il n’est dès lors plus à l’avant-garde et vit parfois des épisodes ridicules comme celui où il harangue les ouvriers de Billancourt debout sur un tonneau. C’est le déclin de son engagement.

Ch. : Quelle image de "l’homme Sartre" l’historien peut-il restituer ?

M.W. : Celle d’un homme dont le charme opérait au-delà du cercle de ses proches, par le prestige de la pensée qui transfigure les fragilités de l’apparence physique, celle d’un homme qui n’acceptait pas la société dans laquelle il vivait et de laquelle il avait peur d’être complice… Un homme à la générosité fondamentale que Jean Cau racontait si bien (Croquis de mémoire), d'un abord facile avec les jeunes, aux antipodes de la comédie sociale. Sartre n’acceptait jamais le compromis, ce qui l’a rendu assez peu politique dans la mesure où la politique n’est qu’une chaîne de compromis.
Sa posture relevait plus de la morale que de la politique. Il disait le Bien et le Mal. Il a incarné quelque chose de profond : la tradition du refus et de la révolte. Il n’y a qu’une seule question sur laquelle il n’a pas été manichéen, celle du Proche-Orient. Auteur des Réflexions sur la question juive, il s’est senti en empathie double avec les Israëliens et les Palestiniens. Étonnant de compréhension pour les deux camps, il a incarné le tragique de la situation, prenant tour à tour des positions de justification de l’attentat des JO de Münich, puis la défense des Israëliens ce qui lui a valu d’être fait docteur honoris causa par l’Université de Jérusalem (le seul honneur qu’il ait jamais accepté), en 1976.
Le bilan global de cet intellectuel, toujours dans le refus et qui a vu le monde rejeter les chimères auxquelles il avait toujours aspiré, est plutôt négatif. Il aurait pu être par son talent, sa puissance, le Victor Hugo du XXe siècle.
Mais Victor Hugo est mort en vainqueur, après avoir vu l’établissement d’une République qu’il appelait de ses vœux, alors que Sartre aura été une sorte de chroniqueur génial de l’impossible. La foule présente à son enterrement improvisé rendait hommage non à un grand prophète, mais à un grand refusant. Son échec même nous instruit lumineusement sur son époque.

Propos recueillis par Marie-Noële Darmois


http://expositions.bnf.fr/sartre/index.htm

Conférence

Mercredi 16 mars 2005
18h30 – 20h
Site François-Mitterrand
Jean-Paul Sartre et la politique par Michel Winock
En partenariat avec la revue L’Histoire

Et aussi …

Mercredi 30 mars 2005
18h30 – 21h30
Site François-Mitterrand
Jean-Paul Sartre, écrivain par Michel Rybalka
Suivie d’une table-ronde animée par Valérie Marin La Meslée avec Annie Cohen-Solal
En partenariat avec Le Magazine Littéraire

Samedi 16 avril 2005
15h – 18h
Site François-Mitterrand
Leçon de philosophie - Jean-Paul Sartre - animée par François Noudelman
En partenariat avec France Culture

Vendredi 10 juin 2005
18h30 – 20h
Site François-Mitterrand
Dialogue entre Cornel West et Annie Cohen-Solal