Impressions narquoises de Pierre Alechinsky
Rétrospective de son œuvre imprimé, une exposition consacrée à Pierre Alechinsky montre une centaine de livres illustrés et d'estampes, parmi les deux mille oeuvres graphiques qu'il a réalisées entre 1946 et 2005, et où se développe une ligne à la fois serpentine, narrative, sensible et narquoise. Plus de deux cents livres et estampes vont rejoindre les collections de la BnF, complétant les dons que l'artiste a régulièrement consentis à la BnF depuis les années soixante. Extraits d'un entretien avec l'artiste, réalisé par Daniel Abadie. (1)
 
Daniel Abadie : Qu’est ce qui amène un artiste à produire une telle quantité d’œuvres et quel moteur cela représente-t-il dans ton travail ?

Pierre Alechinsky : Pourquoi tant graver ? Je n’en sais trop rien. J’ai débuté à l’Ecole nationale supérieure d’Architecture et des Arts Décoratifs de La Cambre, une école fondée en 1928 à Bruxelles par Henri Van de Velde. L’adjectif “décoratif” n’était pas encore un mot honteux. Je fréquentais l’atelier du livre. L’atelier de peinture, je n’y ai jamais mis les pieds. Je m’étais inscrit à La Cambre pour apprendre un métier, l’architecture du livre, la typographie, la mise en page. L’estampe ? Soit, mais liée au livre. Un programme qui donne le goût de la lecture. La Cambre possédait une presse typographique, un choix de caractères en plomb, dont le futura du Bauhaus, mais ne disposait malheureusement d’aucune presse lithographique ou taille-douce. On devait imprimer à l’extérieur, à nos frais, chez un artisan ou chez l’ami qui avait déniché une presse dans une cave ou un grenier… On ne tirait donc que quelques épreuves. Seul, en dehors de La Cambre, je me suis mis à la peinture en 1947. Puis, il y a eu Cobra et le Danemark. Découvrir les travaux graphiques d’un aîné : Asger Jorn. Vers 1953, déjà installé à Paris depuis deux ans, j’ai dû interrompre mes travaux de gravure, décidément trop onéreux. Dans les années soixante, dès que j’ai pu gagner quelques sous avec la vente de mes peintures à la Galerie de France, je n’ai rien eu de plus pressé que de fréquenter les imprimeries.

D. A. : Tu multiplies volontiers les techniques de gravure. Mais on a le sentiment que ta technique privilégiée, c’est l’eau-forte.

P. A. : Mes eaux-fortes et lithographies sont tracées au pinceau, le même pinceau que j’utilise pour peindre ou dessiner. Soit à l’essence de lavande sur le bitume qui recouvre la planche de cuivre, soit à l’encre lithographique sur la pierre, soit avec une matière opaque sur une feuille transparente, que l’on insole directement sur une plaque de métal, procédé non photographique qui préserve, jusque dans les entrailles d’une presse offset, le principe de l’estampe originale.

D. A. : Est-ce la volonté d'aller à contre-courant de techniques trop facilement maîtrisées qui te font expérimenter des tentatives a priori opposées à ton mode de travail : par exemple, les bois gravés pour lesquels la résistance du matériau semble antithétique avec la liberté de ton geste de peintre ou d'aquafortiste ?

P. A. : Au lieu de tracer une ligne au pinceau qui semble vous suivre, le geste du graveur armé d'une gouge fait penser au laboureur, il pousse le soc devant lui… J'ai gravé quelques bois à la gouge pour changer d'habitude, pour me provoquer, voir si j'en étais capable. J'en suis capable, mais je n'ai pas poussé ce soc bien loin. De même, j'ai poussé le burin dans un champ de cuivre, mais sans l'aisance que procure l'outil, qui est comme un prolongement de ma main : le pinceau.

D. A. : On pourrait dire que la gravure se répartit pour toi en deux grandes catégories : celle des estampes, des feuilles libres, et celle de l’illustration, de la participation au livre. Tu fais partie de ces artistes pour qui faire un livre consiste à créer une sorte d’accompagnement, de prolongement visuel de l’écrit.

P. A. : Il s'agit de trouver un stratagème qui convienne à chaque livre abordé, à son architecture, à sa typographie, au rythme des pages successives. C’est une construction aventureuse et progressive à multiples décisions, adaptations. Toute illustration est problématique. Le dessinateur a peur de déranger, interrompre, distraire le lecteur. Il craint aussi de verser dans le pléonasme…

D. A. : On ne peut pas évoquer ces collaborations entre toi et les poètes sans en revenir à ton amitié avec Christian Dotremont qui a donné lieu à la création d’œuvres à quatre mains, conjuguant peinture et écriture. Peux-tu expliquer comment se passait ce rapport entre un "peintre écrivain" et un "écrivain peintre" ?

P. A. : Ceci date de sa rencontre avec Asger Jorn. Ensemble, ils ont fait ce que Christian Dotremont a appelé des “peintures-mots”. Le mélange “écrivain-peintre”. Puis, pendant Cobra, Dotremont a fait des “peintures-mots” avec Atlan, Corneille. Avec moi, il y eut un premier essai peu fameux : j’étais débutant. Par la suite, nous avons fait de bonnes choses ensemble. Dans les années soixante, Dotremont a inventé le “logogramme” : une poésie “où l’écriture a son mot à dire”, au tracé d’écriture spectaculaire mené jusqu’aux frontières du lisible, voire de l’illisible, et qu’il devait aussitôt transcrire au crayon dans la marge, sans quoi le contenu poétique inventé dans le temps même de l’invention graphique nous échappe.

D. A. : Parmi les collaborateurs, il y a ceux qui ont, sans le savoir, participé au travail fait à partir de 1963 sur des fonds d’archives, sur de vieux papiers récupérés aux puces, d’anciens manuscrits, des lettres commerciales à en-tête détournées de leur usage ?

P. A. : Il s'agit de déviation, à l’insu de braves gens d’un autre âge, qui ont travaillé à des affaires sans doute considérables, mais avec la distance, devenues du même coup une dérision de nos affaires en cours… Au départ, je cherchais tout simplement de beaux papiers du XVIIIe siècle. Dans l’arrière-boutique d’un libraire du boulevard Haussmann, il y avait un coffre bourré de vieux registres au prix des feuilles restées vierges. Les pages d’écritures tracées par des personnages, qui savaient se servir de leurs mains, m’ont elles aussi servi de support. Ecritures admirables. D’une grande habileté manuelle.

D. A. : Ces papiers ont retenu ton attention non seulement pour leur contenu, leur graphie, mais aussi souvent quand il s'agit de correspondances commerciales, par la possibilité d’en détourner les en-têtes illustrées en en faisant le point de départ d’un dessin.

P. A. : Une technique de collages sans colle, pour faire allusion à Max Ernst qui disait à ses imitateurs : “la colle ne fait pas le collage”. Il y a encore beaucoup d’images à détourner, “modifier” comme disait Jorn qui transformait de vieux tableaux trouvés aux Puces.

D. A. : Je me suis demandé si, à ce bonheur de l'imprimerie ne participait pas de manière inconsciente le fait que la plaque que l'on grave s'imprime en miroir, inversée sur le papier, reconnaissant ainsi comme naturelle cette graphie inversée qui, en tant que gaucher, est la tienne.

P. A. : Si j'ai réalisé tant de gravures, c'est que je pars de ce handicap. Dans les années trente, les éducateurs forçaient le gaucher à n'utiliser que sa main droite. Cette contrainte préserve le pouvoir du gaucher. Si de la main droite, je n'écris pas aussi adroitement que je le voudrais, en revanche, de l'autre main, ma "meilleure", je dessine et peins. Mon influx nerveux va naturellement dans le sens inverse de la lecture. J'ai tendance à composer à rebrousse-poil. Mes yeux comme les vôtres, sont conditionnés par la lecture. A l'imprimerie, j'accède à une voie libératoire. L'imprimerie offre une traversée. Je peux me laisser aller. Je me retrouve, à l'endroit, de l'autre côté du miroir.

Propos recueillis par Daniel Abadie


(1) Daniel Abadie, spécialiste de l'art contemporain.
(2) Cet entretien, réalisé dans le cadre de la conférence Del Duca sur Pierre Alechinski en mai 2001, sera publié dans son intégralité dans le numéro 200 (mai-juin 2005) des Nouvelles de l'Estampes.
gerard.sourd@bnf.fr

Les impressions de Pierre Alechinsky
Du 7 juin au 4 septembre 2005
Petite Galerie - Site François-Mitterrand
Entrée libre

L’Exposition
Cette exposition est la première rétrospective en France sur l'œuvre imprimé de Pierre Alechinsky, œuvre qui représente plus de 2 000 images. A l'inverse de la peinture et du dessin où l'artiste travaille en solitaire,
les livres et les estampes ont fait l'objet d'un travail en collaboration. C'est cette relation, établie pour les livres avec des éditeurs comme le Daily Bul, Maeght, Pierre André Benoit, Yves Rivière ou encore Fata Morgana, que privilégie l'exposition, tout comme elle privilégie celle qu'Alechinsky a nouée avec les imprimeurs Maurice Beaudet, Peter Bramsen, Frank Bordas, pour les lithographies, et avec Jean Clerté, Valter Rossi, Piero Crommelynck, Robert Dutrou, pour les gravures.
Sur les deux cents livres qu'Alechinsky a illustrés de lithographies, d'eaux-fortes et de dessins reproduits mécaniquement, une cinquantaine seront exposés : de Christian Dotremont, Amos Kenan, Joyce Mansour, à Michel Butor, Cioran, Pierre Michon, Gérard Macé et bien d'autres, un territoire se dessine, aussi vaste que l'imaginaire de l'artiste. Quant aux estampes, des planches monumentales, uniques ou en série, seront également montrées dans l'exposition.

Extraits choisis par C. C. et F. G.