|
Chroniques :
Quelles furent les grandes étapes de
la vie de Flavius Josèphe ?
Pierre Vidal-Naquet : Flavius Josèphe,
de son vrai nom Joseph Ben Matthias, est
un juif né vers 37 après J.-C, d'une famille sacerdotale de
Judée, qui, par sa mère, descend des rois asmonéens.
Il a reçu une éducation rabbinique auprès de maîtres
pharisiens, sadducéens et esséniens. En 66, de retour d'une
première mission politique à Rome, il retrouve Jérusalem
en pleine insurrection contre Rome. Les troubles gagnent toute la région.
Le Sanhedrin de Jérusalem l'envoie en Galilée où sévissent
des intrigues locales avec la mission d'y remettre de l'ordre et de réorganiser
la vie politique. Josèphe prétend s'en être acquitté
mais refuse de rentrer à Jérusalem. C'est en commandant militaire
de Galilée qu'il affrontera donc l'offensive des Romains à
Gamala. D'après ses dires, qui sont sujets à caution, assiégé
par Vespasien, il se retranche à Jotapata, qui ne tarde pas à
capituler.
Il se réfugie alors dans une grotte avec ses derniers compagnons.
Pour échapper à l'ennemi, les fugitifs décident de
s'entre-tuer par tirage au sort. Il en réchappe avec un compagnon
(dans La Guerre des Juifs, il prétendra
que le hasard les avait désignés comme les deux derniers).
Il se rend aux Romains, puis rallie leur camp. Sans broncher, il aurait
ainsi assisté au massacre de 2000 juifs et à la destruction
du Temple de Jérusalem.
La prédiction d'un destin impérial qu'il avait faite, lors
de sa reddition, se réalise en 69-70. L'empereur Titus
Flavius Vespasianus le libère, le nomme traducteur auprès
de son fils, et l'installe confortablement à Rome où il mènera
une existence de haut-fonctionnaire jusqu'à sa mort, vers 100. Josèphe,
en hommage à son protecteur, a pris le nom de Titus
Flavius Josephus. C'est sous ce nom que nous est parvenue son œuvre
d'historien, de mémorialiste et de polémiste, publiée
sous les trois empereurs flaviens : Vespasien,
Titus et Domitien.
Ce seront : La Guerre des Juifs, Les
Antiquités judaïques, Contre
Apion et Autobiographie, œuvre
unique en son genre.
Ch. : Quelles
sont les caractéristiques respectives de ces oeuvres ?
P.V.-N. : Rédigée d'abord en
araméen entre 74 et 79, selon ce qu'il nous dit, La
Guerre des Juifs est un traité historique couvrant trois siècles
de l'histoire juive. C'est pratiquement la seule source dont nous disposions
sur cette guerre, qui s'est déroulée entre 66 et 74. Les
Antiquités judaïques, éditées une première
fois entre 93 et 94 sous Domitien, puis rééditées six
ans plus tard, forment en vingt livres une sorte d'adaptation de la Bible
destinée à un public large, inspirée de la bible grecque,
La Septante*. Contre
Apion et Autobiographie sont des traités
polémiques : le premier, écrit entre 93 et 96, tente de démontrer
l'antériorité du peuple juif sur le peuple égyptien
et le second, relate sa vie depuis l'enfance jusqu'au règne de Domitien
et surtout "refait l'histoire" de ces positions politiques successives.
Ch. : Pourquoi
la personnalité de Flavius Josèphe est-elle si controversée
?
P.V.-N : Il est double. La
Guerre des Juifs, officiellement destinée à un public
juif, a été rédigée en grec, avec les conventions
de l'historiographie grecque. D'aucuns y voient le langage de Thucydide,
d'autres celui de Sophocle. Certains textes,
comme celui ayant trait aux paroles d'Abraham
sacrifiant Isaac et à la réponse d'Isaac,
deviennent, ainsi transposés, d'une rare cocasserie. La version latine
chrétienne de La Guerre des Juifs, postérieure à la
version grecque, quoique très comparable, s'achève par l'épisode
de la chute de Massada en 73-74, dernière poche de résistance
juive aux Romains, qui présente le suicide final des insurgés
comme une punition pour n'avoir par reconnu la personne de Jésus.
On sait avec certitude que Flavius Josèphe parlait l'araméen,
mais le premier texte écrit en araméen de La
Guerre des juifs a été perdu. On n'en a aucune trace.
Cet texte aurait été refondu et remanié, avec des collaborations
d'auteurs grecs, entre 75 et 79. Ce qui fait l'intérêt de Flavius
Josèphe est qu'il reste l'un des rares auteurs à avoir transmis
la tradition judaïque après la prise de Jérusalem, tradition
dont il considérait que la diaspora était une des expressions.
Son œuvre a été transmise par les Romains, puis par les
Chrétiens, les Réformés et les Jansénistes.
Les juifs eux-mêmes ne s'y sont intéressés qu'à
partir du XVIe siècle. Elle ne sera traduite en hébreu qu'au
XIXe siècle. Flavius Josèphe est assez peu populaire chez
les Juifs qui le jugent comme un traître. Il n'est considéré
comme un auteur juif que par les Chrétiens. Reste qu'il a pris fait
et cause pour les Romains contre son peuple et qu'il n'a pas protesté
lors du siège de Jérusalem. L'archéologue Yigaël
Yadin, qui a effectué les fouilles de Massada, disait de lui
: "Flavius Josèphe fut un très
mauvais juif, mais un très bon historien".
Ch. :Selon
Flavius Josèphe, les divisions internes du peuple juif auraient constitué
un facteur déterminant dans la conquête des Romains...
P.V.-N : Tacite a confirmé qu'au premier
siècle de notre ère, le judaïsme était éclaté.
Il n'y avait pas de judaïsme national unifié. Plusieurs factions
s'affrontaient qui ne partageaient pas la même vision de la judéïté
: les Zélotes, conservateurs issus
de la famille sacerdotale et centrés sur l'activité du Temple
de Jérusalem : c'étaient les plus religieux; les Sicaires,
disciples de Judas le Galiléen, -
les plus extrémistes puisqu'il semblerait qu'il s'agirait des "suicidés"
de Massada -; enfin les partisans de Simon bar Giora
qui formaient un mouvement plus régionaliste. A la fin du Ie siècle,
les Romains ont donc trouvé une Jérusalem divisée qui
fit face aux romains dans un ordre dispersé. Quant aux chrétiens
- qui représentaient une "petite secte"-, ils ne participèrent
pas à la défense de Jérusalem : ils étaient
passés de l'autre côté du Jourdain. Ce seront les rabbins
qui, à la suite de Yochanan Ben Zakaï
qui déserta Jérusalem assiégée, constituèrent
les cadres du judaïsme traditionnel en rédigeant la Mishna et
le Talmud. Ils furent les fondateurs de l'école rabbinique de Yavené.
Ch. : Qu'est-ce
qui vous a amené à vous intéresser à Flavius
Josèphe ?
P.V.-N : M. Fermigier
qui dirigeait la collection Folio chez Gallimard
m'a demandé mon avis sur la traduction de La Guerre
des Juifs de Pierre Savinel, un universitaire
lyonnais. Je lui ai confirmé la qualité du texte. C'est finalement
aux Editions de Minuit qu'il a été publié, car il ne
s'agissait pas d'un texte "grand public". Et je me suis passionné
pour le sujet. Pendant l'été 1976, je me suis "abîmé"
dans l'œuvre de Flavius Josèphe ! J'ai eu la chance d'obtenir
l'autorisation de Georges Le Rider, alors
administrateur de la BN, d'emprunter la traduction de T. Reinach, qu'on
ne trouve pas dans son intégralité à la Sorbonne. J'ai
rédigé l'introduction de l'ouvrage en deux mois. Jérôme
Lindon l'a publiée. J'ai réalisé des développements
de ce texte dans des versions italienne et espagnole. L'œuvre de Flavius
Josèphe a connu moins de succès en France qu'en Angleterre,
où ses textes sont édités en livres de poche, car il
reste le grand homme des Réformés et des Jansénistes.
Son accueil en France à l'époque classique concernait justement
les Réformés et les Jansénistes. C'était l'un
de ces derniers, Arnaud d'Andilly, qui fut
au XVIIe siècle le principal traducteur de Josèphe.
* Une traduction est en cours de réalisation sous la direction de
Marguerite Harl (ed. du Cerf)
Propos
recueillis par Florence Groshens |
Source :
La Guerre des Juifs. Introduction : Du bon
usage de la trahison, par Pierre Vidal-Naquet,
Éditions de Minuit.
|