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Terre Humaine a 50 ans. Avec plus de 80 titres
11 millions d'exemplaires vendus, cette collection mythique
a permis aux sciences humaines de toucher un large public, tout
en créant un nouveau courant littéraire. La donation
de ses archives au département des Manuscrits de la BnF
est marquée par une exposition et un colloque international.
Entretien avec le créateur de Terre Humaine, Jean Malaurie,
anthropogéographe et compagnon des Inuits.
Le site chamanique le plus
sacré des Inuit est au berceau de ce peuple mythique,
en Tchoukotka (Sibérie Nord-Orientale).
Au premier plan, l'Allée des Baleines, orientée
selon les astres, les mâchoires le long du littoral du
Détroit de Séniavine étant disposées
selon une numérologie peut-être d'inspiration chinoise.
Jean Malaurie, 1990.
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Chroniques :
Pouvez-vous rappeler le parcours intellectuel qui vous a conduit
de la géologie à l'anthropogéographie ?
Jean Malaurie : Terre
Humaine a été créée en 1955,
lors des grands débats de l’après-guerre
: les existentialistes et les néo-marxistes ; le surréalisme
et l’écriture automatique, la nouvelle histoire,
la scolastique freudienne, la sémiotique et la sémianalyse
qui s’affirmaient en se complétant ou en s’opposant.
Dans le foisonnement des sciences humaines, une nouvelle ethnologie
a cherché à prendre, difficilement, toute sa place
entre la géographie, l’histoire, la sociologie
et la psychologie. Dans l'effervescence d’une libération
de la pensée, Terre Humaine
s’est voulu être une oasis.
Observer, toujours mieux observer, telle est ma philosophie.
Et commencer par le commencement, car j'ai appris à détester
les idéologies creuses pendant la guerre, que j’ai
vécue en réfractaire / résistant. Elle
m’a fait détester l’horreur des idées
uniques.
Ainsi s’explique mon orientation vers les déserts,
plus particulièrement les déserts froids.
J’ai vécu, sur le terrain, dans un savoir partagé,
un itinéraire méthodologique très singulier
de la pierre à l’homme. Avec les chasseurs du Grand
Nord, je n’ai pu saisir, du Groenland à la Sibérie,
la signification profonde de leurs rituels qu’en m’insérant,
tel Stephen Jay Gould, dans le
temps profond de leur histoire, ce qui m’a invité
à devenir paléoanthropologue : "l’homme
oiseau", "l’homme baleine" ; et c’est
ainsi, avec les Inuits, que j’ai vécu, par leurs
métaphores, une philogénie évolutionniste,
commençant avec la genèse.
Le géomorphologue que j’étais, en suivant
les nervures de la terre et ses réseaux physiques propulseurs
de rêves,
a dressé en Terre d’Inglefield une carte sur 300
kilomètres au 1 : 100 000 e ; c’est ainsi que,
tout naturellement, à l’école de la vie,
mes compagnons m’ont enseigné une dialectique d’homme
"naturé". Sentant avant de penser, par le rythme
du tambour et de la danse, ils s’en remettent, pour ce
qu’ils estiment essentiel – l’au-delà
–, à une expression pré-linguistique : le
chant, qui leur fait percevoir l’imaginaire de la matière,
le Naturgeist.
Le chaman médium, en parcourant le monde sidéral,
répond à un questionnement cosmo-dramaturgique
– “cosmomorphique”
dirait Leenhardt –, expression
d’une porosité avec la pierre et la faune. Barbara
Glowczewski a vécu la même expérience
dans son livre – le dernier ouvrage paru dans “Terre
Humaine” – Rêves
en colère : “Une des leçons essentielles
auprès des Aborigènes relève de l’herméneutique,
art de l’interprétation des signes comme éléments
symboliques d’une culture” (p. 363). Tout
comme Dominique Sewane dans
le Souffle du Mort.
Pour les anarcho-communalistes de Thulé, ce n’était
pas l’intendance, comme on me l’avait enseigné,
qui était au cœur de leur angoisse mais une interrogation
permanente sur la mort. Leur pensée métaphorique
est savante, complexe,
ainsi que leur art des masques en témoigne. Hummocks
consacre de longs chapitres à cette découverte
majeure qu’est l’Allée des Baleines, site
sacré méconnu, le plus vaste de tout l’Arctique,
et que j’ai pu étudier en 1990 en tant que directeur
scientifique de la première expédition internationale
conduite en Sibérie nord-orientale depuis la Révolution
d’Octobre.
Ch. : Quelles
sont les orientations que vous avez souhaité donner
à cette collection ?
J. M. : Terre
Humaine s’affirme comme une terre d’accueil.
Chaque auteur s’exprime dans le respect de l’autre,
sans vouloir imposer sa thèse. Un des caractères
de la collection, qui est un tout et se construit hors de toute
idéologie, tient dans l’engagement des auteurs.
La collection se veut, dans une étude des mœurs,
un tableau de la vie des hommes, mais également une autobiographie
aussi proustienne que possible de l’auteur, afin de permettre
au "lecteur / arbitre" de comprendre les tamis inévitables
de l’observation.
Terre Humaine répond à
une interdisciplinarité qui se traduit, sur les rayonnages
de nos bibliothèques, par un dialogue silencieux de livre
à livre, entre les illettrés – une paria,
un Peau-Rouge, un paysan chinois, un mineur de fond, des pêcheurs
de morue, des meuniers – mais aussi des prêtres
jésuites ou dominicains et des rabbins … avec Emile
Zola, Victor Segalen,
Charles-Ferdinand Ramuz ou des
anthropologues tels Claude Lévi-Strauss,
Darcy Ribeiro ou Bruce
Jackson.
Se révèle de l’intérieur une littérature
universelle, dans un brassage des milieux et des statuts sociaux.
L’auteur a un souci constant, par une écriture
accessible, de dialoguer avec le lecteur. Terre
Humaine a enfin une dimension que l’on pourrait
qualifier de puritaine, avec un respect douloureux pour la souffrance
de la condition humaine : les exclus, comme les sourds-muets,
les clochards, les prisonniers, les déportés,
les victimes du ghetto de Varsovie, les Poilus de
14-18, les prêtres-ouvriers humiliés par le Vatican…
tous font entendre leurs voix singulières.
Cette collection veut s’inscrire dans la ligne du livre
culte de James Agee et Walker
Evans, dont le noble titre –Louons
maintenant les grands hommes –, reprenant un verset
de l’Ecclésiaste, a été choisi comme
logo du Cinquantenaire de Terre Humaine,
célébré à la BnF. "Il
s’agit, nous dit James Agee, d’une
libre enquête sur les mauvaises passes qui affectent normalement
la part du divin chez l’homme.”
Ch. : Vous
avez créé la collection Terre
Humaine en 1955. Pouvez-vous
rappeler les circonstances de la publication du premier ouvrage,
Les Derniers rois de Thulé
?
J.M. : J’étais parti
à 26 ans dans le nord du Groenland, premier géographe
et ethnographe français dans ces hautes latitudes, avec
la conviction qui m’avait été enseignée
à l’université que ces peuples étaient
primitifs. Mon long hivernage solitaire de trois mois dans cet
espace extraordinaire d’icebergs et de nuits, au cours
d’une vie commune de recherche en traîneau à
chiens, et dans des conditions parfois dramatiques, a changé
ma vie. Il m’a fait comprendre qu’une société
peut être en retard techniquement, mais en avance dans
sa philosophie.
Au retour d’une mission dans les déserts extrêmes,
j’ai découvert une base secrète de l’U.S.
Air Force (expression du cynisme de l’Occident pour
le peuple premier qui, au Pôle, est comme une figure
de proue de la société des hommes), base que
l’on construisait en juin 1951 avec 5 000 hommes, sans
l’autorisation des 302 chasseurs d’ours et de
morses qui y vivaient. Cette opération d’abord
aéroportée, je l’ai jugée aussitôt,
en ce haut lieu mythique, comme indigne et porteuse de malheurs.
Le 29 janvier 1968, un B-52 s’est écrasé
avec quatre bombes H, à quelques kilomètres
de Thulé. Trois bombes se sont pulvérisées,
polluant à jamais les eaux. Seul étranger observateur
de ce viol, j’ai écrit
Les Derniers rois de Thulé en 1955, et j’ai
publié ce livre fondateur dans un esprit de combat,
inscrivant ainsi Terre Humaine
dans une pensée de résistance.
Ch. : Vous
avez ouvert Terre Humaine
aux sociétés traditionnelles en voie de disparition,
de tous continents, et aux déshérités,
comme Margit Gari, une paysanne hongroise qui dans Le
Vinaigre et le Fiel se confie
à l’ethnologue Edith Fel ou, plus récemment,Claude
Lucas qui raconte dans un récit autobiographique sa vie
en prison (Suerte,
1996). Qu'est-ce qui a guidé vos choix ?
J.M. :
Terre Humaine n’est pas une collection d’ethnologie,
contrairement à l’acception si fréquente
adoptée par les médias. La plupart des auteurs
ne sont pas des ethnologues. Les livres sont, pour beaucoup,
consacrés aux sociétés contemporaines.
Je me permets de vous rappeler le sous-titre de la collection
: "Collection d’études et de témoignages
”. Témoignages sur l’homme lorsqu’il
vit une crise majeure, Quand Rome
condamne est le livre de l’ordre des Dominicains
en protestation contre la décision, qu’ils jugent
inique, de la Curie romaine d'interdire l’exercice des
prêtres ouvriers en France. Le grand classique d’Eduardo
Galeano, Les Veines ouvertes
de l’Amérique Latine ; la vie carcérale
dans
Le Quartier de la mort du Texas du grand sociologue
Bruce Jackson ; René
Dumont, Pour l’Afrique,
j’accuse.
Nous recevons de nombreux manuscrits chaque semaine. Terre
Humaine ne publie que deux titres par an. C’est
dire que la porte est étroite. Il convient d’équilibrer
les témoignages à l’échelle de
la planète, en s’efforçant de diversifier
le choix des personnalités d'auteurs. La hauteur de
vue, la qualité d’observation, la force du témoignage,
l’écriture enfin, voilà les ingrédients
d’un grand livre.
Ch. : Quels
sont vos projets de publication ?
J.M. : Le
village évanoui, de Pascal
Dibie, l’un des plus grands ethnologues de sa génération.
C’est la suite du Cheval d’orgueil
de Pierre Jakez Helias. Dans
son village de Haute Bourgogne qu’il observe depuis trente
ans, et où il vit, nous découvrons le peuple souverain
dans une des plus grandes mutations de son histoire. La société
se meurt, l’égoïsme de chacun, hautement technicien
et déculturé, s’affirme tout en recherchant
dans la brume comment s’insérer dans cette mondialisation
qui le déstabilise et lui fait perdre ses vieux repères
: patrie, église et demain, qui sait ? jusqu’à
sa langue. Un homme nouveau se profile.
Propos
recueillis par Florence Groshens |
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