Terre humaine
L'exposition "Terre humaine" que propose la BnF célèbre le cinquantenaire de la célèbre collection et la donation de ses archives au département des Manuscrits. Riche de soixante dix-huit ouvrages d'auteurs d'horizons très différents, elle n'a cessé de témoigner en faveur des peuples et sociétés en voie de disparition, des pauvres, des démunis, des exclus … de ceux qui n'ont jamais droit à la parole.
Juin 1951 : au cours d'une expédition solitaire dans le nord du Groenland, Jean Malaurie assiste au débarquement de cinq mille Américains de la US Air force venus envahir, dans le plus grand secret la terre de Thulé – habitée par trois cent cinquante deux Esquimaux – afin qu’y soit construite une base offensive nucléaire.
De retour à Paris, conscient d'avoir assisté à un événement marquant de l'histoire de ce peuple, il refuse de taire cet épisode et le raconte sous la forme d'un témoignage publié dans Les Derniers rois de Thulé : la collection Terre Humaine est née.

Un esprit d’anthropologie réflexive
"Ma vocation d'écrivain est née de la force d'évocation que ces scènes revécues ont fait vibrer en moi" explique-t-il. Fortement marquée par la personnalité de Jean Malaurie, cette collection donne aux témoignages ethnographiques, une forme littéraire : "pour obvier au courant scientiste si réducteur des années cinquante (…) restituant toute sa place au récit du témoin, dans un esprit d'anthropologie réflexive". Car "Une étude, c'est d'abord un regard" écrit-il.
Témoigner, toucher l'opinion publique, c'est l'objectif avoué de ce chercheur, devenu éditeur "militant". Il modifie l'approche des sciences humaines. "Jean Malaurie, en tant que directeur de collection revendique la subjectivité de ses auteurs, soulignent Julie Ladant et Joëlle Garica commissaires de l'exposition avec Mauricette Berne. Il présente leur témoignage accompagné de documents - photos, textes, sources- qui permettent aux lecteurs de dépasser l’expérience singulière, déjà riche d’enseignements, pour documenter une réflexion plus générale. C'est un point important de la collection".
Selon Pierre Aurégan, auteur d'une étude sur cette collection, "comme La Divine Comédie de Dante (…) Terre Humaine a ses cercles, son paradis, son enfer (…) : en son centre (…) les peuples premiers; un deuxième cercle (…) avec les vieilles civilisations agraires, étroitement liées au sacré(…); enfin, dessinant un troisième cercle, les hommes des métiers (…) voués à disparaître. Laissant la place aux cercles successifs des villes, le dernier cycle est celui infernal et tragique des marginaux, des exclus, des victimes de la violence et de l'histoire."

Peuples premiers
L'exposition de la BnF s'articule en quatre grandes parties : la naissance de la collection et les premiers grands textes fondateurs avec notamment Les Derniers rois de Thulé (1954), premier ouvrage de la collection, qui décrit la civilisation inuit. Le célèbre Tristes tropiques de Claude Lévi-Strauss (1955), consacré aux Indiens d'Amazonie, les Immémoriaux de Victor Segalen, sur les peuples de Tahiti, Afrique ambiguë de Georges Balandier, Soleil hopi (1956), récit autobiographique d'un indien hopi, Aimables sauvages de Francis Huxley (1960) consacré aux indiens Urubu du Nord du Brésil. Sont également évoqués des textes que Jean Malaurie aurait aimé publier : Les Enfants de Sanchez, d’Oscar Lewis , Le Labyrinthe de la Solitude d’Octavio Paz, enfin celui d'une collaboration avec Alfred Métraux, interrompue par la décès de l'auteur. "L'histoire de la collection n'est pas linéaire précise Julie Ladant. Il s'agit de rencontres, de hasards, de coups de cœur".

Puis, les grandes orientations de la collection sont développées avec les peuples premiers illustrés notamment par l'ouvrage de Philippe Descola Les Lances du crépuscule, (1994) qui décrit la société des Jivaros d'Amazonie et "Les yeux de ma chèvre" (1981) d'Eric de Rosny sur les guérisseurs camerounais de Douala. La collection traite aussi des métiers et des sociétés traditionnelles avec l'évocation du pays bigouden des années trente dans Le Cheval d'orgueil (1975) par Pierre Jakez Héliaz : un record de vente, plus d'un million d'exemplaires vendus, qui a permis de relancer la collection ; L'Accent de ma mère (1989) de Michel Ragon sur la société vendéenne, ou encore la biographie de Margit Gari, Le Vinaigre et le Fiel, qui décrit la société ouvrière hongroise. Il n’est guère étonnant que dans ce catalogue, on retrouve les carnets d'enquête d'Emile Zola (1986), dont les manuscrits sont conservés à la BnF, et dont le caractère ethnographique n'a pas échappé à Jean Malaurie.

Terre humaine revendique également une forme de marginalité : l'éditeur publie l'ouvrage de Claude Lucas, un "braqueur de banque" (Suerte, 1996), Les Naufragés de Patrick Declerck (2001) qui relate la vie des clochards parisiens ou encore un livre sur les détenus des couloirs de la mort d'un pénitencier texan (Quartiers de la mort de Bruce Jackson et Diane Christiane, 1985).

La troisième partie de l'exposition s'attache à montrer le processus de fabrication d'un ouvrage à travers l'exemple de L'Eté grec de Jacques Lacarrière. "Pour montrer les spécificités de l’élaboration d’un ouvrage de la collection, nous évoquerons la genèse matérielle de L'Eté grec, depuis les carnets de voyage, les photographies prises sur le terrains et les documents et souvenirs collectés par Jacques Lacarrière (marionnettes, dessins populaires) jusqu’aux épreuves corrigées" indique Julie Ladant. "Enfin, nous insisterons sur le phénomène éditorial de cette collection qui se traduit par une rencontre avec un public nombreux et fidèle, et la création d'une communauté de lecteurs de Terre humaine", précise Joëlle Garcia. Cette collection qui couvre l'ensemble des continents, est d'ailleurs l'une des plus traduites en langues étrangères, avec un record pour Les Derniers rois de Thulé traduit en 23 langues.

Haut lieu de chamanisme
A la sortie de l'exposition, l'Allée des baleines sera évoquée par deux grandes photographies. Cette allée composée de crânes et de squelette de baleines fut le centre spirituel des peuples polaires, un haut lieu du chamanisme. Elle fut découverte en 1976 en Tchoukotka par l'archéologue soviétique Serguei Arutiunov. Et Jean Malaurie fut le premier à l'étudier.
Précisons également qu'au cœur de l’exposition une bibliothèque de quatre-vingt ouvrages est proposée au public et que, tout le long du parcours, des extraits d’émissions de télévision montrent les auteurs, présentant leurs ouvrages et leur démarche d'écriture. Enfin, une petite salle audiovisuelle offre une sélection de films consacrés aux ouvrages de la collection Terre Humaine.

Florence Groshens, en collaboration avec Vivianne Cabannes,
Julie Ladant, Joëlle Garcia, Anne Manouvrier.



Source :

"Des récits et des hommes, Terre humaine : un autre regard sur les sciences de l'homme"
Par Pierre Aurégan. Nathan/Plon

www.bibliomonde.com
Jean Malaurie
Directeur d'études à l'EHESS
Ecrivain, Directeur de la collection Terre humaine chez Plon.

Terre Humaine
Louons maintenant les grands hommes
Petite Galerie
Du 15 février au 30 avril 2005
Commissaires de l'exposition : Mauricette Berne, Joëlle Garcia,