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Née en Iran en 1969, Marjane Satrapi est arrivée
en France en 1994 et a fait ses études à l'École
supérieure des Arts décoratifs de Strasbourg. Devenue
auteur à succès de la première BD iranienne,
Persepolis, éditée par
une maison d'édition parisienne, L'Association,
et traduite en vingt langues,
elle vit aujourd'hui à Paris. Entretien avec l'artiste, en
prélude à son intervention à la BnF dans le cadre
du cycle de conférences "Le regard des autres".
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Chroniques : quelles
impressions avez-vous de la France après onze ans de vie dans notre
pays ? 
Marjane Satrapi : Je ne sais pas si je peux
parler de la France. En onze ans, j'ai surtout vécu deux ans et demi
à Strasbourg, puis le reste du temps à Paris. Même si
pour moi, c'est ainsi que je le vis, je sais que Paris n'est pas la France.
J'en ai sans doute une vision étriquée. Ma relation avec elle
est complexe. C'est un beau pays, pas sinistre. Je l'ai choisi.
Si l'Iran est ma mère, la France, elle, est ma femme. Ma mère,
je la prends comme elle est. Je n'en ai qu'une, alors que ma femme, des
fois je la trompe, des fois j'ai envie de me séparer d'elle…
Il y a des choses que j'adore en France, et d'autres moins. 
Ch. : Quoi,
par exemple ? 
M. S. : Il y a des choses magnifiques. La
Sécurité sociale, la gratuité des soins pour les plus
démunis. Le système éducatif, qui est bon. Il donne
la possibilité de faire les meilleures études quasi gratuitement.
Le fait qu'en France il n'y ait pas de préférence
nationale pour certaines aides, par exemple l'allocation logement
pour les étudiants. Les solidarités diverses. Il est possible
de faire des choses ici. J'aime la façon dont les jeunes se
tiennent. J'aime les gens qui lisent dans le métro. J'aime
les émissions culturelles à la télévision, qui
montrent une curiosité pour d'autres cultures. J'aime
la littérature, la nourriture française. J'aime le côté
râleur, souvent ironique des gens. Le côté rebelle.
Pourtant, je n'ai pas aimé que la France vote non au référendum
sur la Constitution européenne. Pour moi, j'ai vécu ce choix
comme l'expression de la peur de l'autre : l'ouvrier arabe a été
soudain remplacé par le plombier polonais. Dans ce texte, il y avait
des valeurs à défendre,
par exemple la parité homme-femme. J'ai pensé à des
périodes de l'histoire de la France lors desquelles le non était
subversif, comme le non au colonialisme. Cette fois, le non est bête.
Ce non, je l'ai vécu comme une arrogance faite à ma
personne. Je me demande alors où est ma place dans une telle société.
Je me rassure en pensant qu'à Paris, c'est le oui qui
l'a largement emporté. Et cela devient tolérable.
Je ne peux m'empêcher de me dire que la France est bizarre, plus conservatrice
qu'elle ne l'a été. C'est le pays de la Révolution.
Pourtant, elle fonctionne encore comme une monarchie avec des valeurs hiérarchiques
surannées, avec dans les cercles du pouvoir une nouvelle caste formatée
dans la même école, l'ENA, ou dans des écoles équivalentes.
C'est un pays où l'on revient difficilement sur son histoire.
Les Américains analysent continuellement leurs erreurs dans des films,
des livres, des débats, même s'ils ne font que répéter
leurs erreurs. Ici, on laisse les choses pendantes. On ne connaîtrait
pas les problèmes posés par la loi sur le voile islamique,
par exemple, si un vrai travail avait été fait sur la guerre
d'Algérie.
Autre chose négative : les Français ont un problème
avec l'argent et le succès. Pour eux, c'est suspect.
 Ch.
: Avez-vous l'impression d'être
la bienvenue ici ? 
M. S. : Oui, je me suis toujours sentie bienvenue.
En Autriche, où j'ai vécu aussi, la curiosité pour
l'étranger est différente, plus pesante. Ici, on renifle l'autre
pour voir d'où il vient, pour le découvrir. Il n'y a rien
de mauvais derrière.
La France reste tolérante, ouverte aux autres cultures. Toutefois,
ce qui m'étonne tout de même, c'est que bien que le français
soit devenu la langue que j'écris, que je sois maintenant un écrivain
représentatif de la culture française,
qu'on m'invite à représenter à l'étranger, j'ai
la plus grande peine à obtenir la nationalité française.
Mais, apparemment, je l'aurai bientôt !
Propos
recueillis par Marie-Noële Darmois |
Conférence

Cycle "Le regard des autres"
Jeudi 15 décembre 2005
Grand Auditorium (site François-Mitterrand)
18h30 - 20h
Entrée libre |