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De tout temps, les hommes ont projeté
sur les animaux des croyances particulières. Ils ont
parlé par leur intermédiaire pour enseigner ou
pour critiquer, comme le montre l'exposition que la BnF
consacre au bestiaire médiéval : Marie-Hélène
Tesnière, commissaire de l'exposition, en évoque
la richesse symbolique.
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Livre de la chasse,
de Gaston Phébus,
fin du XIVe siècle (département Manuscrits)
© BnF |
Chroniques : Pourquoi une
exposition sur le bestiaire au Moyen Âge ?
Marie-Hélène Tesnière
: La BnF voulait réaliser une exposition qui
séduise un large public. Le bestiaire nous a paru un
sujet d'actualité. Voyez comme aujourd'hui
les images des animaux ont envahi la publicité : l'écureuil
de la Caisse d'Épargne, le lion des voitures
Peugeot... Autant d'illustrations qui nous aident
à comprendre ce que peut être un système
codifié de représentations de l'animal.
Au Moyen Âge, le livre que l'on appelle bestiaire
est un ensemble de courts textes qui mettent en correspondance
un comportement imaginaire de l'animal – sa "nature"
– avec une référence biblique. Support
de prédication, le bestiaire servait à enseigner
aux fidèles le dogme chrétien ; il en facilitait
la mémorisation. Le bestiaire, au Moyen Âge,
est d'une grande richesse symbolique.
CH. :
Pourquoi le choix de cette période, qui va du XIIe
au XVIe siècle ?
M-H T. : D'abord sculpté
aux chapiteaux des églises durant la période romane,
le bestiaire trouve son plein épanouissement dans les
manuscrits à partir de la fin du XIIe et du début
du XIIIe siècle. Cela va de pair avec le développement,
au XIIIe siècle, de la production de manuscrits autour
de l'université de Paris,
puis aux XIVe et XVe siècles avec la diffusion, dans
l'aristocratie, de beaux manuscrits français enluminés
qui sont, pour leurs possesseurs, tout à la fois source
d'instruction et élément de prestige. Non
seulement on copie en plus grand nombre des livres de fables
ou des Roman de Renart, mais
des textes importants paraissent alors : au XIIIe siècle,
le Bestiaire divin de Guillaume
le Clerc, le Livre du trésor
de Brunetto Latini, le Bestiaire
d'Amour de Richard de Fournival,
mais aussi le Livre de fauconnerie
de Frédéric II de Hohenstaufen
; au XIVe siècle, le Roman de
Fauvel, la traduction en français du Livre
des propriétés des choses de Barthélemy
l'Anglais, ou encore le Livre
de la chasse de Gaston Phébus...
CH. :
Quelle est l'importance de la Bible dans le bestiaire
médiéval ?
M-H T. : L'exposition présente
bien sûr les épisodes bibliques les plus célèbres
mettant en scène des animaux :
la création des animaux, Adam nommant les animaux, Ève
et le Serpent, l'Arche de Noé, le sacrifice d'Isaac,
le Veau d'or, la vision d'Ézéchiel,
les bêtes de l'Apocalypse, l'Agneau divin.
Au-delà de la lutte entre le bien et le mal, symbolisée
par les serpents ou les dragons ou par des animaux figurant
les péchés capitaux, elle montre cet appel à
l'harmonie entre toutes les créatures dont témoignent
quelques couples mythiques comme saint Jérôme et
son lion, saint Gilles et sa biche. Fait, selon les Écritures,
à l'image de Dieu, l'homme médiéval
considère l'animal comme son inférieur,
ou tout au moins comme étant à son service. Le
développement de l'idéal franciscain –
pour saint François, toutes les créatures sont
soeurs – et l'assimilation de l'oeuvre d'Aristote,
rappelant que l'homme est le premier des animaux, tempèrent
ce point de vue. La Bible reste une source de référence
fondamentale pour le bestiaire médiéval. Lorsque
l'on évoque le cerf, l'homme médiéval
pense tout de suite à ce psaume de la Bible : "Comme
languit la biche après des eaux vives, mon âme
languit vers le Seigneur".
CH. :
Comment expliquer cette
fonction de satire sociale dévolue à l'animal
dans le bestiaire médiéval ?
M-H T. : Les animaux représentent
tantôt l'ordre, tantôt le désordre
social. Les drôleries marginales sont significatives en
ce domaine. On trouve à la fois des saynètes évoquant
les fables du Renard et la Cigogne,
des histoires du bestiaire comme celle du pélican qui
redonne vie à ses petits en les nourrissant de son sang,
ainsi que des évocations d'images de carnaval que
l'Église d'alors condamne, comme des montreurs
d'ours ou des hommes déguisés en cerfs.
De même, les fables et les plus anciennes branches du
Roman de Renart ont d'abord valeur d'enseignement
moral avant d'être le lieu d'une satire de
la société féodale ou des ordres religieux.
Fauvel, ce cheval fauve, représente tous les vices
des courtisans. Il est, comme son émule Fauvain,
une manière habile de mettre en garde les princes contre
les dangers du pouvoir.
CH. :
Qu'en est-il de l'observation
naturaliste des animaux ?
M-H T. : Les historiettes du
bestiaire n'ont rien à voir avec la réalité
de l'animal. Une crinière, des griffes, et voilà
le lion dessiné ! Pourtant, il n'était sans
doute pas très difficile d'observer des lions :
toutes les ménageries que les princes entretenaient auprès
d'eux, en signe de prestige, en comptaient au moins un
spécimen. Pour la panthère, que personne n'avait
jamais vue, on se reportait à l'ancienne description
qu'en faisait Pline l'Ancien,
d'un animal au pelage bigarré : on la représentait
dans les manuscrits comme une sorte de loup au pelage blanc
parsemé de confettis de couleur.
Albert le Grand est le premier
à avoir un discours véritablement scientifique
sur l'animal. Son Traité
des animaux a cependant peu d'influence au Moyen
Âge. Les premières observations méthodiques
d'animaux apparaissent dans des traités de fauconnerie
ou de chasse comme ceux de Frédéric II de Hohenstaufen
ou de Gaston Phébus. La précision du dessin et
le rendu de la réalité de l'animal dans
la miniature dépendent beaucoup du talent de l'artiste.
À cet égard,
le plus ancien manuscrit connu du Livre
de la chasse, peint en grisaille en Avignon à
la fin du XIVe siècle (Manuscrit français 619,
conservé au département des Manuscrits) est d'une
qualité très supérieure au manuscrit somptueusement
enluminé au début du XVe siècle (Manuscrit
français 616). Les représentations réalistes
sont le fait d'artistes italiens de la cour des Visconti
qui illustrent avec beaucoup de naturel leur emblème,
le fameux guépard apprivoisé. À l'extrême
fin du Moyen Âge, les illustrations de certaines encyclopédies
françaises mêlent animaux exotiques, mythiques
et réels. Cependant, ils sont encore représentés
deux par deux, comme dans le récit de la Bible où
ils montaient par paires dans l'arche de Noé.
CH. :
Qu'en est-il en particulier
de la symbolique des oiseaux ?
Licorne dans le Livre
des simples médecines,
début du XVIe siècle
(département Manuscrits). © BnF |
M-H T. : Par la légèreté
de son vol entre ciel et terre, par la beauté de son
plumage,
par la douceur de son chant, l'oiseau est marqué
d'une forte charge symbolique dans notre Moyen Âge
occidental, comme d'ailleurs dans de nombreuses cultures.
C'est une symbolique ancienne, particulièrement
difficile à représenter. Dès le haut Moyen
Âge,
des paons ou des aigles au plumage doré décorent
les bibles carolingiennes. Ce sont des oiseaux de Vie. Selon
la légende, l'aigle, parce qu'il peut regarder
le soleil en face, aspire à la lumière du Créateur.
Quant aux multiples yeux dessinés sur la queue des paons,
ils ressemblent à ceux décrits par Ézéchiel
afin de représenter l'omniscience.
Au XVe siècle, des artistes flamands ou italiens en rendent
avec raffinement toute la beauté. Oiseaux, papillons,
mouches et libellules parsèment alors, au milieu des
fleurs,
les marges délicates des livres d'heures : ils
évoquent l'immortalité de l'âme.
Des livres d'oiseaux existent avant même que ne
se répandent, à partir de la fin du XIIe siècle,
les bestiaires proprement dits. Le plus célèbre
est celui que Hugues de Fouilloy
écrit pour instruire les moines de son abbaye au XIIe
siècle : il y oppose la colombe, qui symbolise le moine
et la vie contemplative, au faucon, qui représente le
noble et la vie active. De fait,
le faucon est l'emblème de la noblesse qui pratique
la chasse au vol.
Le gerfaut blanc, que Frédéric II de Hohenstaufen
faisait venir d'Islande, était particulièrement
prisé. Charles VI était
surnommé "le faucon blanc au bec et aux pattes dorés".
Dans l'exposition, nous avons essayé de suggérer
ce que pouvait être une volerie de chasse en présentant
un gerfaut blanc, un faucon pèlerin – oiseaux des
nobles –,
un vautour et un épervier, qui sont les oiseaux des dames.
L'oiseau est également un motif de la poésie
courtoise –
et plus particulièrement l'alouette et le rossignol,
dont les troubadours et poètes font un des éléments
essentiels du renouveau printanier.
CH. :
Que faut-il donc retenir
du bestiaire médiéval ?
M-H T. : Le symbolisme du bestiaire
médiéval nous vient de loin. Il perdure longtemps
après la fin du Moyen Âge.
À l'origine de nos bestiaires, il y a le Physiologus,
un texte rédigé en grec à Alexandrie, au
IIe siècle. De même,
les fables médiévales que nous appelons isopets
ont pour source les contes oraux d'un esclave d'Asie
Mineure,
un certain Ésope. Cette
manière d'appréhender l'animal selon
la tradition des connaissances transmises par les Anciens, plus
que selon l'observation, perdure bien au-delà du
XVe siècle. La zoologie véritablement scientifique
naît vers le milieu du XVIIe siècle avec les travaux
de l'anatomiste Claude Perrault.
Cependant, certaines croyances,
telle l'existence de la Licorne, se perpétuent
jusqu'à la fin du XVIIe siècle. Aujourd'hui
encore, des expressions comme "avoir une mémoire
d'éléphant" ou "faire l'autruche"
témoignent de la permanence de l'imaginaire des
bestiaires médiévaux.
Propos
recueillis par Florence Groshens |
Bestiaire médiéval, enluminures
Du 11 octobre 2005 au 8 janvier 2006
Site François-Mitterrand
En partenariat avec Art & Métiers
du livre, et Le Point.
Tarif : 7 € - tarif réduit : 5 €
Commissaire : Marie-Hélène
Tesnière, conservateur en chef (département
Manuscrits) |
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