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Dans le cadre de l'Année
du Brésil, une exposition de la BnF évoque l'oeuvre
de Sebastião Salgado, photographe brésilien à
la carrière internationale, dont elle conserve un important
ensemble de photographies. Dans cet entretien accordé
à Joaquim Marçal Ferreira de Andrade, professeur
d'histoire de la photographie à l'université catholique
de Rio de Janeiro et co-commissaire de l'exposition, Salgado
revient sur son enfance, ses origines, marquées par un
sens profond de la terre.
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Salgado témoigne
du rapport au territoire tout comme des souffrances de
l'homme que l'exode arrache à sa terre.
Ici, en Éthiopie, en 1985, des populations civiles
du Tigré, contraintes de se réfugier au
Soudan, après une longue marche. ©
Sebastião Salgado/Amazonas Images |
Joaquim Marçal Ferreira de Andrade :
Vous vivez en France depuis plus de trente-cinq ans. Quels liens
avez-vous gardé avec le Brésil ? 
Sebastião Salgado : Tout
ce que je fais est lié au Brésil. Dans la fraction
de seconde de chacune de mes photographies, je touche à
mon Aimorés, ma ville
natale, à ma mère, mon père, mon école,
mon enfance, ma vie,
ma lumière. Tout cela tient à mes origines.

J.M.F. de A. :
Quelle a été votre enfance ?

S. S. : J'ai été
élevé dans une fazenda de neuf kilomètres
de long. Tout enfant, je la parcourais à pied avec mon
père.
La forêt était encore dense. On produisait des
haricots, des pommes de terre, de la viande, du lait. Trente-cinq
familles travaillaient dans cette propriété et
se nourrissaient de la production. Seul l'excédent
partait pour le marché. Puis le bétail a remplacé
les cultures, et ce fut la fin de tout! Quand, avec Lélia
Deluiz Wanick, ma femme, nous avons racheté en
1991 la ferme de mes parents, il n'y avait plus qu'une
seule famille habitant sur ces terres.

J.M.F. de A. :
Dans l'historiographie traditionnelle,
l'identité brésilienne est née d'un mélange
d'Indiens natifs, d'Africains et de Portugais...

S. S. : Au Brésil, nous
sommes issus d'un mélange de races, d'un
melting-pot. Il existe une convivialité entre Japonais,
Coréens, Allemands, Italiens, Portugais. Les origines
de ma mère, suisse, sont ukrainiennes ; celles de mon
père, espagnoles. Ma femme, Lélia, est issue d'un
mélange d'Indiens, de Portugais, d'Italiens
et de Hollandais. Il régnait dans les fazendas un état
d'esprit communautaire: je suis né et j'ai
vécu en communauté. C'est de là que
nous venons, de ces mélanges de races. Nous venons d'un
pays qui, peut-être, incarne une idée d'univers,
quelque chose de plus large que l'idée d'État-nation.

J.M.F. de A. :
Cela vous a-t-il inculqué le goût de l'ailleurs
et du voyage ?

S. S. : Dès l'enfance,
j'ai voyagé au Brésil, un pays de la dimension
de l'Europe. Quand le troupeau de veaux engraissait, il
fallait l'emmener à l'abattoir. À
cheval, du matin au soir, on ne mangeait qu'une fois par
jour. Mon père élevait aussi des cochons, et la
seule façon de les transporter, c'était
à pied ! À l'époque, il n'y
avait pas de routes, pas de camions.
La distance qui sépare Paris de la Russie est comparable
à celle qui sépare le Minas Gerais de São
Paulo. Le jour où j'ai commencé à
voyager pour faire des photographies, c'était facile.
Partir pour l'Afrique ou le nord de l'Europe, c'était
du pareil au même.

J.M.F. de A. :
La dimension mystique de vos photographies
est-elle liée à la culture brésilienne
?

S. S. : Je viens de la culture
mineira, où le symbolisme religieux est présent
dans tous les aspects de la vie. Nos petites amies aussi, nous
les rencontrions dans les processions, lors des commémorations
et des grandes fêtes, qui ont toutes un caractère
religieux. Même si je viens d'une famille qui n'a jamais
vraiment été liée à l'Église,
et même si je n'ai jamais eu d'engagement religieux, un
certain symbolisme religieux a toujours été présent
dans ma vie, car je viens de l'État le plus baroque du
Brésil. Les Mineiros ont
une immense affinité avec leur terre, avec ce qu'ils
mangent, avec l'air qu'ils respirent, avec le paysage. Être
issu d'un pays de petites montagnes m'a influencé. Je
vivais dans la nature. À l'époque des pluies,
dans nos montagnes du Minas Gerais, le ciel, un ciel très
bas, avec d'extraordinaires nuages, nous tombait presque sur
la tête. Aujourd'hui, ma photographie est pleine de nuages...
C'est mon héritage.

J.M.F. de A. :
À l'époque où vous viviez au Brésil,
la société connaissait la modernisation et des
bouleversements politiques...

S. S. : L'année
1958, c'est le début de l'industrie automobile.
Jusqu'en 1960, 80% de la population vivait à la
campagne. Après la révolution de 1964 et la prise
du pouvoir par les militaires, les mouvements sociaux et étudiants,
porteurs d'une idéologie de gauche assez radicale,
se sont développés. Après avoir rejoint
la Jeunesse ouvrière catholique et la Jeunesse universitaire
catholique, j'ai fini par intégrer les Jeunesses
communistes et d'autres mouvements plus extrémistes,
jusqu'au moment où il a fallu que nous quittions
le Brésil. La seule solution eût été
d'entrer dans la clandestinité. Nous avons pris
la décision de partir pour la France. Nous y sommes restés
dix ans sans pouvoir revenir au Brésil. Ce n'est
qu'en 1979, après la loi d'amnistie pour
les exilés politiques, que nous avons pu revenir au pays.

J.M.F. de A. :
Comment avez-vous vécu votre intégration en France
? 
S. S. : Nous connaissions Paris
depuis longtemps! De plus, la France fait partie de notre culture.
Au Brésil, toute ville de plus de 100 000 habitants avait
une Alliance française avec un directeur français.
Ma génération était étroitement
liée à la France, principale référence
étrangère pour les intellectuels brésiliens.
J'avais appris la Marseillaise
tout enfant et j'avais une carte de Paris sur mon bureau.
J'ai même été secrétaire à
l'Alliance française. C'est là que
j'ai rencontré Lélia. Nous maîtrisions
déjà la langue française quand nous sommes
arrivés ici. Nous n'étions pas dépaysés.
Nombre de Français ignorent le poids de la France dans
la culture brésilienne, tout au moins pour notre génération.

J.M.F. de A. :
Comment se sont passés vos débuts dans la photographie
? 
S. S. : Je travaillais en tant
qu'économiste (c'est ma formation) à
l'Organisation internationale du café. J'ai
commencé à voyager et à faire des photos
qui n'avaient pas une grande qualité technique
mais qui me donnaient un immense plaisir ! C'est alors
que je me suis préparé à devenir photographe.
Début 1973, j'ai quitté l'Organisation
internationale du café et j'ai commencé
ma carrière de photographe en free-lance. Cette même
année, nous avons eu la possibilité de nous rendre,
Lélia et moi, en Afrique pour réaliser un premier
reportage sur la sécheresse au Niger, reportage qui a
été publié dans de nombreux magazines.
De là, on nous a proposé un autre reportage sur
la sécheresse, en Éthiopie.

J.M.F. de A. :
Vous avez intégré l'agence Sygma, née
de la scission de l'agence Gamma.

S. S. : C'était
au moment de la révolution des oeillets au Portugal.
En 1975, je suis entré à Gamma, mon école
de photojournalisme ; c'était phénoménal
! J'arrivais le matin pour savoir s'il y avait un
événement à photographier à Paris.
S'il se passait quelque chose, le rédacteur en
chef disait : "Sebastião,
tu es partant ?" Je filais à la maison préparer
ma valise. À quatre heures de l'après-midi,
j'étais dans l'avion. Quand j'ai été
un peu plus en vue, j'ai reçu une proposition pour
présenter un dossier à l'agence Magnum.
J'ai été accepté. J'y suis
entré en 1979 et y suis resté quinze ans, travaillant
à des reportages plus longs. C'était un
travail plus personnel, plus profond. Puis les choses se sont
durcies. Mon énergie a commencé à se consumer.
Est arrivé un moment où je n'avais plus
d'espace. Il a fallu que je parte.
Nous avons alors fondé, avec Lélia, l'agence
Amazonas Images.

J.M.F. de A. :
Votre nouveau projet s'intitule Genesis. Quel est son
objectif ?

S. S. : Il s'agit de montrer
un chemin potentiel pour que l'humanité se redécouvre
comme partie intégrante de la nature. Cela rejoint l'objectif
de l'institut Terra, que nous avons fondé avec ma femme
en 1998, de replanter la mata atlantica
(forêt côtière) et de réapprendre
le sens de la nature par une éducation à l'environnement.
Extraits
d'un entretien avec Joachim Marçal
Ferreira de Andrade |
Sebastião Salgado,Territoires
et vies
Du 29 septembre 2005 au 15 janvier 2006
Galerie de photographie (site Richelieu), avec le soutien de
Champagne Louis Roederer, dans
le cadre de l'Année du Brésil en France,
en partenariat avec Le Journal du Dimanche,
Images Magazine et
Paris Première.
Tarif : 7 €; tarif réduit : 5 €
Commissaires : Anne Biroleau,
Joachim Marçal Ferreira de Andrade
et Dominique Versavel
Conseillère artistique : Lélia
Wanick Salgado |
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