Chroniques
: Quel parcours
avez-vous suivi avant votre
nomination à la tête de la Bibliothèque
nationale d'Espagne ?
© DR |
Rosa Regas : J'ai toujours vécu
entourée de livres. Après mes études à
l'université, j'ai débuté dans la vie active
aux Éditions Seix Barral
de Barcelone. Au bout de quelques années,
j'ai fondé ma propre maison d'édition, La
Gaya Ciencia, puis j'ai travaillé comme traductrice
auprès des Nations unies.
En 1994, je suis devenue directrice de la Maison d'Amérique
à Madrid. Depuis mai 2004, j'assume la direction générale
de la Bibliothèque
nationale d'Espagne (BNE).
En outre, comme chacun sait, je suis écrivain depuis
déjà longtemps. Je viens justement de publier
mon vingtième livre.
Ch : Quel
était l'état de la BNE lorsque vous
êtes arrivée à sa tête ? Quelles actions
significatives avez-vous engagées ?
R. R. : La BNE n'a pas
reçu toute l'attention qu'elle méritait,
ni pendant la période franquiste, ni après. C'était
une sorte de grande machinerie, perçue comme un instrument
exclusivement réservé aux chercheurs. Mon aspiration
a été de la faire passer à la vitesse supérieure,
de la propulser à la place qui lui revenait en tant que
premier centre culturel d'Espagne et de révéler
aux citoyens les trésors qu'elle conservait, pour
les encourager à venir la fréquenter.
Nous avons tout d'abord agi sur l'architecture du
bâtiment dont nous avons modifié la façade
par l'ouverture d'un escalier central. Puis, nous
avons créé dans le hall un grand comptoir d'accueil
et d'information, indispensable au visiteur. Parallèlement,
nous avons agi sur l'offre : en premier lieu, par le développement
d'importantes activités culturelles, expositions
et conférences, de nature à valoriser la richesse
des fonds, et par la création d'une salle multimédia
de plus de quarante ordinateurs offrant au public l'accès
aux ressources électroniques et à Internet.
En second lieu, nous avons favorisé l'ouverture
des collections et des services à un plus grand nombre
d'utilisateurs en élargissant l'amplitude
horaire d'ouverture des salles de lecture, qui sont maintenant
accessibles de 9 heures à 21 heures. L'organisation
de la circulation dans les salles de lecture a été
revue afin de faciliter la consultation des documents, et nous
avons établi une charte des droits et devoirs des lecteurs
et des chercheurs.
Enfin, des services spécifiques ont été
mis en place dans les départements de fonds spéciaux,
à l'intention des chercheurs. Conscients des imperfections
de notre catalogue informatisé, nous avons décidé
d'en relever le niveau descriptif et de le compléter,
puisqu'il ne concernait qu'environ 40 % de nos collections.
À l'horizon de mars 2007, ce catalogue devrait
refléter la physionomie exacte de nos collections et
enrichir considérablement les capacités d'accès
aux sources.
La BNE à Recoletos © DR |
Ch : Vous avez engagé
votre établissement dans une politique de numérisation.
Pouvez-vous en définir les orientations ?
R. R. : Lors de mon arrivée,
Teresa Malo, directrice technique,
a commencé à organiser la numérisation
de certaines de nos collections spécifiques.
Nous avons alors tourné nos regards vers le monde pour
nous inspirer des expériences déjà engagées
par des bibliothèques comparables à la nôtre.
Puis nous avons réuni un comité d'experts,
qui nous a aidés dans les premiers pas d'une organisation
de la numérisation et dans la définition d'une
politique, dont l'un des principaux axes concerne en priorité
les documents les plus consultés. Parmi nos projets,
celui de Bibliothèque numérique hispanique me
tient particulièrement à cœur.
Une première sélection de 100 titres majeurs,
effectuée par ce comité,
en constituera le noyau dur, destiné à assurer
des possibilités accrues de recherche sur la culture
espagnole et à en favoriser la diffusion. Un plan de
numérisation coopérative concernant toutes les
bibliothèques espagnoles viendra compléter ce
dispositif. La création au sein de notre établissement
d'une infrastructure technologique renouvelée (qui
permet, notamment, l'intégration des fichiers en
mode image disponibles et, progressivement, des métadonnées)
va permettre un accès virtuel aux trésors de la
Bibliothèque.
Notre politique documentaire fixera les priorités à
définir en matière de numérisation, entre
les collections à forte valeur patrimoniale, les collections
de référence majeures pour la culture hispanique
et les collections de base offertes aux chercheurs.
Ch : Dans
quels projets comptez-vous
plus spécifiquement engager votre
établissement au niveau européen ?
R. R. : La BNE se veut très
active au sein de la Conférence européenne des
bibliothèques nationales (CENL). Elle participe, dans
toute la mesure du possible, aux groupes de travail qui en émanent.
Ces rapprochements lui permettront, par exemple, de s'intégrer
au portail TEL (The
European Library), opérationnel depuis mars 2005,
et qui donne accès aux collections numérisées
d'un certain nombre de bibliothèques nationales
européennes, membres de cette institution.
Cet outil est considéré aujourd'hui comme le point
de départ de la future Bibliothèque numérique
européenne. Deux projets de coopération avec des
bibliothèques européennes nous tiennent particulièrement
à cœur : la création d'un portail (Portal
de los Descubrimientos) avec la Bibliothèque nationale
du Portugal et la participation au projet Manuscriptorium
de la Bibliothèque nationale tchèque.
La BNE à Alcalá de Henares.© DR |
Ch : Depuis
deux ans, une politique de coopération conduite par la
BnF et votre institution s'est traduite par l'accueil de "pensionnaires"
espagnols dans nos départements, dans le cadre du programme
"Profession culture". Que pensez-vous de ce type d'échanges
?
R. R. : Je considère ces
échanges comme primordiaux. Ils revêtent des formes
diverses. La responsable de notre bibliothèque numérique
a ainsi effectué un séjour à la BnF pour
étudier l'organisation des services liés
aux collections numériques, tant sur le plan des ressources
techniques que sur celui des ressources humaines mises en œuvre
pour le traitement, la conservation,
la transmission et la valorisation de ces collections. L'expérience
ainsi acquise nous apporte des éléments importants
pour le développement de notre propre projet de bibliothèque
numérique.
Deux autres pensionnaires ont collaboré, sous la houlette
d'un coordinateur du département de la Musique
de la BnF, au projet de description d'un fonds de partitions
françaises du XIXe siècle, conservé
à la BNE. Nous avons aussi des projets communs de valorisation,
par exemple, l'organisation conjointe, aux côtés
de la Fondation Caixa Catalunya,
de l'exposition "Rembrandt, graveur,
la lumière de l'ombre", actuellement présentée
à la BNE, et qui sera installée à la BnF,
cet automne.
Ch : La
BNE instaure des collaborations
extérieures diverses, notamment
avec la Bibliothèque nationale du Maroc
(BNRM), dont la BnF soutient aussi les
projets de modernisation. Comment
se concrétise l'implication de la BNE ?
R. R. : Nous nous sommes fixé
des pistes de collaboration dans divers domaines : le traitement
des documents, à travers des programmes de révision
du catalogage des manuscrits arabes ou de traitement de revues
dans le cadre d'une mission d'expertise et de formation
; la numérisation partagée des patrimoines iconographiques
et cartographiques de nos deux établissements ;
le renforcement du fonds espagnol de la BNRM
; la participation au programme culturel du nouvel établissement,
par exemple au travers de l'organisation d'une exposition
du fonds marocain de la BNE ; la création de liens entre
nos sites Internet, etc.
Ch : Au-delà
de l'Europe et du bassin
méditerranéen, la BNE mène
des actions en direction des
bibliothèques d'Amérique latine.
Quelles sont-elles ?
R. R. : Notre proximité
linguistique nous incite bien évidemment à nous
tourner vers l'Amérique latine. Nous renforçons
notre présence au sein de l'association qui regroupe
les principales bibliothèques de cette zone géographique
(ABINIA).
La BNE impulse les deux catalogues collectifs Novum
Registrum (fonds ancien) et Instrumenta
Musicae (fonds musicaux du XIXe siècle)
pour lesquels elle doit proposer un plan de numérisation
coopérative, toujours dans la perspective d'amplifier
le projet de Bibliothèque numérique hispanique.
Propos
recueillis par Marie-Noële Darmois |
|
|
La BNE
en quelques chiffres
Les collections de la BNE comprennent plus de
6,5 millions de livres imprimés et quelque
110 000 titres de périodiques, plus de
30 000 manuscrits et près de
3 000 incunables, plus de
700 000 estampes, environ
800 000 affiches et plus de
2 millions de photographies, plus de
500 000 partitions musicales manuscrites ou imprimées,
plus de 550 000 documents
sonores ou audiovisuels et près de
135 000 cartes géographiques.
Elle est ouverte soixante-cinq heures par semaine (de
9 heures à 21 heures du lundi au vendredi et de
9 heures à 14 heures le samedi). La carte de lecteur,
valable trois ans, est obtenue par simple présentation
d'une pièce d'identité. Elle
donne accès à tous les documents imprimés
après 1931.
La carte de chercheur, destinée notamment aux chercheurs,
enseignants, auteurs, éditeurs, bibliothécaires,
archivistes et conservateurs, étudiants de 2e ou
3e cycle ou à toute personne justifiant d'un
travail de recherche, est valable cinq ans. |
De 1716
à nos jours
L'origine de la BNE remonte à la Bibliothèque
publique du palais, fondée par Philippe V en 1712
et dotée, en 1716,
d'un privilège royal, ancêtre du dépôt
légal (obligation pour les imprimeurs de déposer
un exemplaire des livres imprimés en Espagne).
En 1836, la Bibliothèque
quitte la couronne et passe sous le contrôle du
gouvernement sous le nom de Bibliothèque nationale.
En 1896, son siège
actuel de Recoletos à Madrid s'ouvre au public
avec une salle de lecture d'une capacité de 320
places.
Tout au long du XXe siècle,
le bâtiment, ses salles et ses magasins ont dû
être adaptés à l'accroissement constant
des collections – en particulier au titre du dépôt
légal, suite au nouveau règlement de 1957
– et des acquisitions.
L'importance de ces chantiers a culminé entre 1986
et 2000 avec la construction
du nouveau site de Henares, à Alcalá, et
le réaménagement intégral du site
de Recoletos.
Le statut de la Bibliothèque a été
adopté en 1991,
par décret royal, c'est celui d'un établissement
public administratif sous tutelle du ministère
de la Culture (direction générale du livre
et des bibliothèques), dont les missions principales
consistent à "réunir, cataloguer et
conserver les fonds bibliographiques produits en toute
langue espagnole au service de la recherche, la culture
et l'information ; encourager la recherche à travers
la consultation, le prêt et la reproduction de son
fonds ; diffuser l'information sur la production bibliographique
espagnole à partir des entrées du dépôt
légal".
L'institution s'est dotée d'un plan stratégique
pour 2006-2008
qui redéfinit la mission de la BNE : conservation,
gestion et diffusion du patrimoine bibliographique espagnol,
quel que soit le support, afin de contribuer à
la transformation de l'information en termes de connaissance,
et de devenir un centre d'information et de services à
l'écoute des besoins de la communauté des
chercheurs et au service de la diffusion de la mémoire
historique à tous les citoyens.
La BNE aspire ainsi à être la tête
du système bibliothécaire espagnol. Ce plan
couvre sept champs :
1. Bibliothèque et
société :
la Bibliothèque doit se constituer comme un centre
culturel de premier plan pour tous ;
2. Bibliothèque et
lecteurs :
la Bibliothèque doit offrir aux lecteurs des services
adaptés à leurs besoins et offrir l'accès
à ses collections par une information complète
sur tous ses fonds ;
3. Bibliothèque et
recherche :
la Bibliothèque doit être en mesure de renforcer
son rôle de fournisseur de services et de ressources,
indispensables à la recherche et à l'innovation
technologique ;
4. Bibliothèque et
collections :
la Bibliothèque doit être capable de gérer
ses collections à travers un programme de développement,
qui garantit la qualité, la pertinence et l'actualisation
de ses ressources ;
5. Bibliothèque et
coopération :
la Bibliothèque doit se constituer comme un référent
indispensable aux professionnels de l'information et aux
bibliothèques espagnoles et latino-américaines
;
6. Bibliothèques et
innovation :
la Bibliothèque doit accroître sa participation
à des projets numériques, à des projets
de communication, etc., tant au plan national qu'international
;
7. Bibliothèque, gestion
et organisation :
la Bibliothèque doit être capable de gérer
efficacement ses ressources dans la perspective d'une
amélioration continue et d'un meilleur service
aux usagers. |
|