Étonnante collection Charles Cros
Restaurés, les appareils d'enregistrement et de diffusion de la collection Charles Cros sont désormais accessibles aux chercheurs et aux spécialistes. Les Journées européennes du patrimoine sont l'occasion de présenter au grand public quelques éléments de cette collection atypique et attachante, qui raconte l'épopée de la mémoire audiovisuelle, des origines à nos jours.
 

Xavier Sené, conservateur responsable de la réserve Charles Cros, se tient auprès des Accordeo Boys, automates faisant partie intégrante d’un instrument utilisant des rouleaux de papier perforé, construit par Gardoni à Paris pour animer les guinguettes (vers 1920-1930). © David Carr

De tous temps l'écrit gravé, manuscrit ou imprimé, a été porteur de sens et de connaissances. De la même façon, l'enregistrement audiovisuel véhicule une mémoire singulière, qu'il importe de conserver dans les fonds patrimoniaux de la BnF. L'information transmise par le "signal" audiovisuel reste toutefois tributaire d'appareils de lecture qui, avec le temps, deviennent obsolètes, voire disparaissent totalement du marché.
Xavier Sené, responsable à la BnF de la conservation au service de consultation et de conservation des documents audiovisuels explique : "Un chercheur du site François-Mitterrand qui demande à consulter des documents sonores d'une époque donnée les reçoit sur l'interface unique de son poste informatique par le biais d'une régie. Il s'agit là d'une diffusion indirecte. Du coup, ce chercheur n'a plus idée de ce à quoi pouvait ressembler l'appareil de lecture qui en permettait autrefois l'écoute."
C'est pourquoi le département de l'Audiovisuel de la BnF a veillé à garder trace de ces configurations matérielles,
en contrepoint aux collections entrées par dépôt légal à la Phonothèque nationale depuis 1938. Tout en se dotant des instruments de leur communication, il a acquis un certain nombre d'appareils de lecture représentatifs, par don ou par achat. Inventorié et restauré, ce patrimoine a été rassemblé en une collection spécifique, qui porte le nom de Charles Cros, en hommage à celui qui, pour la première fois en France, décrivit le principe de l'enregistrement sonore.
En avril 1877, en effet, Charles Cros adressait un document cacheté à l'Académie des sciences, où il exposait sa théorie de l'enregistrement et de la diffusion. "Elle fut bien accueillie, relate Xavier Sené. Cependant, Charles Cros ne réussit pas à faire fabriquer un appareil qui soit fidèle à sa description. En décembre de la même année, aux États-Unis, Edison parvenait à réaliser une machine parlante et à la faire commercialiser." C'est sans doute pour cette raison que des collections privées ou publiques d'outre-Atlantique, comme celle de l'université du Mississippi par exemple, sont plus riches de ces anciens modèles.

Les Archives de la parole
Composée d'un millier d'appareils, la collection Charles Cros témoigne, elle, d'une histoire différente, liée à la Bibliothèque nationale, en filiation avec les travaux du linguiste Ferdinand Brunot. En 1911, ce chercheur fonde à la Sorbonne les Archives de la parole, soutenu par l'industriel Émile Pathé. Il entend ainsi constituer un patrimoine linguistique des "parlers et chanters" régionaux de France.
C'est grâce à lui, par ailleurs, que nous sont parvenues – enregistrées en studio sur des disques Pathé à gravure verticale – les voix de poètes et d'écrivains comme Guillaume Apollinaire, Émile Verhaeren, Maurice Barrès ou Pierre Louÿs, et de personnalités telles que Marc Sangnier, homme politique et journaliste, le président Paul Deschanel ou encore Alfred Dreyfus. Sans oublier une collection analogue de phonogrammes, édités ou réalisés par des organismes étrangers, dont on doit également la présence dans les collections à Ferdinand Brunot.
En 1928, les Archives de la parole se transfigurent en musée de la Parole et du Geste. La collecte sonore s'étend à la Roumanie (1928), à la Tchécoslovaquie (1929) et à la Grèce (1930), tandis qu'à l'occasion de l'Exposition coloniale internationale en 1931, à Paris, quelque trois cent cinquante pièces musicales sont fixées sur des disques 78 tours.
En phase avec l'essor de l'industrie phonographique et l'obligation d'un dépôt légal appliqué au disque, la création de la Phonothèque nationale s'impose en 1938. Plus tard, en 1975, cette institution recevra aussi le dépôt légal des vidéogrammes et des documents multimédias, avant de se voir rattachée à la Bibliothèque nationale en 1977.
Dès 1992, le dépôt légal de l'édition électronique vient grossir les collections. Regroupées au département de l'Audiovisuel, ces ressources sont accessibles depuis 1998 à partir des salles de recherche du site François- Mitterrand. Au cœur des magasins patrimoniaux, la collection Charles Cros demeure un élément historique remarquable.

Pavillons d'écoute de forme florale
C'est au 17e étage de l'une des quatre tours du nouveau site, dans un magasin climatisé et sécurisé, que cette collection a été installée. Dans ce qui ressemble à une caverne aux trésors, l'appareillage d'enregistrement de Ferdinand Brunot figure, intact, en bonne place. Vingt et une vitrines et une série de socles – dont certains soutiennent de beaux pavillons d'écoute de forme florale, fabriqués au XIXe siècle – balisent les étapes de l'évolution technique : ici, un phonographe dont Edison remit un exemplaire à Gustave Eiffel en 1889.
Là, un petit phonographe-jouet, Le Merveilleux (1895), dû à Henri Lioret. Puis, ce sont le violon de Stroh (1900) et le Pathépost avec ses cartes postales sonores, commercialisé vers 1908. On admire plus loin le Pathé-Concert,
un meuble en bois et en zinc décoré dans la facture des Années folles, muni d'un monnayeur pour l'écoute de disques dans les cafés et lieux publics (1913) ou encore le Pathégraph, conçu en 1913 pour l'apprentissage des langues.
La cithare Triola, brevetée en 1919, et le Guiniphone, ingénieux petit phonographe portable (1929), complètent cette promenade dans le passé qui aboutit au Scopitone et au tournedisque Teppaz des années 1960… jusqu'aux magnétoscopes, ordinateurs et consoles de jeu des années 1990.
Autant d'appareils qui, à travers l'inventivité technique et le dynamisme commercial de leurs promoteurs, témoignent d'une quête touchante de fidélité et de longévité de l'enregistrement. "Pour autant, l'objectif n'a jamais été de constituer un musée tendant à l'exhaustivité, précise Xavier Sené, mais d'enrichir la collection Charles Cros d'un nombre limité de modèles représentatifs pour offrir une facette complémentaire des collections de documents sonores, vidéo et multimédias de la Bibliothèque."
Aménagé en réserve en février 2006, ce magasin s'ouvre depuis aux chercheurs (sur rendez-vous) ainsi qu'aux spécialistes du domaine: ingénieurs du son, preneurs de son, fabricants, etc. Souvent collectionneurs eux-mêmes,
ils sont fins connaisseurs de telle ou telle génération d'appareils : "Nous essayons ainsi de susciter les dons des collectionneurs, explique le conservateur. De même, lorsque nous prenons part aux expositions de la BnF et à celles d'autres institutionscomme, par exemple, la bibliothèque municipale classée de Brest ou la Cinémathèque française avec laquelle nous sommes en contact, qui préparent chacune une exposition sur ce thème."
Les enrichissements de la collection par achats sont relativement rares. Toutefois, un ancien preneur de son a récemment pris contact avec le département de l'Audiovisuel pour lui vendre un modèle Nagra II B qui, depuis, a trouvé sa place dans une vitrine de la réserve Charles Cros.
À la frontière du documentaire et de la muséographie, ces objets ne sont pas décrits dans le catalogue de la Bibliothèque. Ils sont répertoriés dans un inventaire, un dossier étant dédié à chacun d'eux. Les plus remarquables ont fait l'objet d'une campagne de prise de vue en 1985 ; les Ektachrome en résultant ont été numérisés en 2003 et 2004. Leur conservation, également, diffère sensiblement de celle des imprimés, du fait de la spécificité de ces supports et de la nécessité d'en conserver les instruments de lecture. "Notre priorité, précise Xavier Sené, est de garder une trace de ces configurations matérielles dans leur aspect le plus complet possible, quand bien même l'appareil ne fonctionne plus. Nous le préférerions, bien sûr ; malheureusement, ce n'est pas toujours le cas."

L'histoire d'une technique particulière
Le jeune conservateur, qui a soutenu une thèse sur l'histoire du cinéma à l'École des Chartes, était à l'origine davantage attiré par la chose filmée. Membre de la commission de classification des œuvres cinématographiques, collaborant à une revue d'histoire du cinéma, il a travaillé à la bibliothèque universitaire d'Amiens avant d'intégrer, en 2005, le département de l'Audiovisuel de la BnF. Là, la collection Charles Cros éveille son intérêt d'historien: "Elle retrace l'histoire d'une technique particulière, dit-il. À travers elle nous sont fournies des informations liées à la fabrication de ces appareils… mais aussi aux pratiques sociales et aux modes de vie d'une époque. Par exemple cette façon que l'on a, selon les périodes, de mettre en scène ces appareils, en les fondant plus ou moins dans le décor ou le mobilier du salon familial. C'est qu'en ces objets s'incarnent des partis pris technologiques, ergonomiques, esthétiques qui intéressent aussi bien l'histoire des techniques et l'histoire économique que celles des pratiques d'écoute ou encore de l'ameublement."
Et de citer un épisode insolite, révélateur pour l'histoire des mentalités : le 24 décembre 1907, Alfred Clark, directeur de la compagnie française du Gramophone, faisait don à l'État de deux urnes de plomb renfermant deux douzaine de disques. Ces urnes, scellées officiellement lors d'une cérémonie qui se tint dans les sous-sols de l'Opéra en présence du ministre de l'Instruction publique Aristide Briand, devaient être ouvertes cinquante à cent ans plus tard, dans le but "d'apprendre aux hommes de cette époque quel était alors l'état des machines parlantes".
Un appareil de lecture de la marque Gramophone et son mode d'emploi sont inclus dans un autre dépôt de disques,
en 1912. À l'issue de travaux effectués à l'Opéra en 1989, les urnes seront confiées à la Phonothèque nationale. Aujourd'hui, la BnF envisage de les faire ouvrir solennellement en décembre 2007, conformément à la volonté des donateurs. "On a l'impression, observe Xavier Sené, que le son est souvent choisi pour exprimer l'identité d'une nation, d'un peuple, voire des Terriens. Les hommes n'ont-ils pas envoyé dans l'espace un enregistrement sonore à l'intention d'autres habitants de l'univers ? Tout se passe comme s'il était un marqueur de l'identité humaine."
À la façon d'un écho, sans doute, d'un signal provenant de quelque région intime et profonde de notre mémoire collective.

Martine Cohen-Hadria