Antonin Artaud, le souffle de l'insurrection
L'œuvre d'Antonin Artaud (1896-1948) occupe une place originale dans la première moitié du XXe siècle, au croisement de la littérature, du dessin, du théâtre, du cinéma, de la radio. Une exposition rassemblant l'essentiel de sa production littéraire, graphique et enregistrée lui rend hommage.
La maladie et la médecine traversent la vie d'Artaud. Une prodigieuse activité créatrice caractérise ce parcours de la "Cruauté", de la Correspondance avec Jacques Rivière, manifeste de l'auteur débutant, aux cahiers et dessins de l'internement.
Dès l'adolescence, des troubles psychiques amènent Artaud à fréquenter divers établissements spécialisés dans les affections nerveuses. Accueilli par le docteur Toulouse à l'asile de Villejuif en 1920, il soigne ses douleurs et angoisses au laudanum tandis que la consommation régulière de drogue l'amène à tenter plusieurs cures de désintoxication au cours des années qui suivent. En 1927, un début de psychanalyse avec le docteur Allendy est interrompu après quelques séances. Au cours des années 1930, son état de santé s'aggrave.


Sorts épistolaires

Les épisodes délirants se multiplient, et c'est dans ce contexte qu'Artaud décide de partir pour l'Irlande d'où il envoie ses premiers sorts épistolaires. Chargés d'un pouvoir magique, tantôt protecteurs, tantôt mortifères, ces sorts sont indissociables des accès de délire dont Artaud commence alors à être la victime. Ils mettent en scène une écriture théâtralisée où se conjuguent les possibilités graphiques de l'écriture (majuscules, soulignement), la disposition sur la page (au centre et aux coins des feuillets, en forme de triangle) et la perforation du papier par le feu. Au retour d'Irlande commence la longue période de l'internement : à Ville-Évrard de 1939 à 1943, où il fait la connaissance du docteur Fouks, puis à l'hôpital de Rodez, de 1943 à 1946, établissement dirigé par le docteur Ferdière où Artaud subit des séances d'électrochocs.


Antonin Artaud, Sort à Sonia Mossé,
Ville-Évrard, 1939.
© BnF/Dép. Manuscrits.
À sa sortie de l'asile, il s'installe dans la maison de santé du docteur Delmas à Ivry, jusqu'à sa mort en 1948. Des dernières années de la vie d'Artaud datent de très nombreux dessins (dont plusieurs autoportraits) et cahiers. Les quatre cent six cahiers écrits à Rodez et à Ivry constituent ainsi un ensemble poétique et graphique considérable, ininterrompu à partir de 1945 jusqu'à la mort d'Artaud en 1948. Il y consigne quotidiennement dessins, notes, fragments et textes préparatoires, parfois repris pour être retravaillés et dictés en vue de leur publication en recueils. Ces derniers textes, marqués par l'oralité, sont aussi parmi les plus violents jamais écrits par Artaud, tandis qu'aux grands dessins thématiques de Rodez succèdent alors essentiellement de grands portraits de ses amis, d'abord au crayon seul puis rehaussés de craies de couleur.

Théâtre : une esthétique de la Cruauté
De fin 1921 à début 1923, Artaud collabore à l'Atelier de Dullin. Il y joue de petits rôles et prend part à la mise en scène et à la création des costumes de certains des spectacles. Mais surtout il entre en contact avec les artisans du renouveau théâtral d'après-guerre en France: témoin et chroniqueur des mises en scène de Charles Dullin, de Georges Pitoëff, de Louis Jouvet et de Gaston Baty, futurs fondateurs du Cartel en 1927. Là, il trouve un milieu propice à la réflexion et à l'innovation. L'article "L'Évolution du décor" fait la synthèse de ses conceptions naissantes en matière de théâtre :" Il faut le rejeter dans la vie", écrit-il, questionnant la notion même de représentation.
Le Théâtre Alfred-Jarry, fondé en 1926 avec Roger Vitrac et Robert Aron, tente de réaliser ce programme. Inspiré de l'esthétique dadaïste, il fut aussi une tentative de théâtre surréaliste. Mais les dissensions avec le groupe d'André Breton à propos de l'engagement communiste et de la valeur même de toute entreprise théâtrale en compromirent l'émergence complète. En dépit des obstacles matériels, le Théâtre Alfred-Jarry – l'un des plus révolutionnaires du demi-siècle selon les historiens du théâtre – fut avant tout l'occasion pour Artaud, par le biais des manifestes, spectacles ou photomontages des années 1926-1928, de poser les premiers jalons d'une esthétique de la Cruauté, qu'il développa dans les années qui suivirent.

En effet, de 1930, année de l'interruption définitive du Théâtre Alfred-Jarry, à 1936, année du voyage au Mexique, Artaud mène un intense travail de réflexion sur le théâtre, puisé à des sources diverses : découverte du théâtre balinais, de la peinture flamande, intérêt pour le fantastique, pour le théâtre de Sénèque et des élisabéthains, fascination pour certains sujets historiques (les fléaux, l'anarchie).
Le recueil Le Théâtre et son double, paru en 1938, rassemble le travail accompli. Artaud y élabore un programme de refondation radicale de la mise en scène, du jeu de l'acteur et du langage scénique. L'ouvrage exercera une influence considérable sur les théoriciens et les praticiens du théâtre, tant en France qu'à l'étranger.
Après l'échec des Cenci en 1935, unique tentative de réalisation des théories de la Cruauté au théâtre, Artaud cesse d'écrire pour la scène. Néanmoins, le théâtre reste au cœur de sa réflexion.
Au Mexique, en 1936, les rites des Tarahumaras semblent réaliser à ses yeux le théâtre de la Cruauté à l'échelle d'une civilisation. Par la suite, à Paris, la période de semi-liberté retrouvée sera celle de la radicalisation de sa réflexion sur le théâtre : de nombreux textes sont rédigés dans les cahiers. Au Vieux-Colombier, le coup d'éclat de l'Histoire vécue d'Artaud-Mômo conteste toute tentative de représentation, tandis que l'émission de radio Pour en finir avec le jugement de dieu, immédiatement censurée en raison de sa violence verbale, proteste "contre ce soi-disant principe de virtualité, de non-réalité, de spectacle enfin".

La tentation du cinéma
Les apparitions d'Artaud à l'écran – vingt et un rôles de 1924 à 1935 et un bout d'essai pour La Fin du monde de Gance – se résument presque exclusivement à des seconds rôles, tour à tour rôles pour le cinéma commercial et rôles de qualité ou d'avant-garde. Certains de ces rôles toutefois, de par la fulgurance et l'intensité du jeu, "l'athlétisme affectif" de l'acteur, transcendent la seule interprétation et semblent incarner, en un regard, une gestuelle, une voix, la Cruauté théorisée au théâtre au même moment : ainsi, les rôles phares de Marat, du moine Massieu et de Savonarole,
qui alimentent encore aujourd'hui le mythe d'Artaud dans la mémoire collective, mais aussi ceux, moins connus et tout aussi emblématiques, de l'évêque de Mathusalem ou l'Éternel Bourgeois ou du Follestat en transe de Faubourg Montmartre. Parallèlement à son métier d'acteur, Artaud multiplie les démarches pour mettre sur pied ses propres films. Le seul des scénarios originaux d'Artaud à avoir été porté à l'écran, La Coquille et le Clergyman, est réalisé par Germaine Dulac en 1927. Avec l'arrivée du parlant, Artaud se détache progressivement d'un cinéma qu'il juge trop soumis au langage et trop commercial : "Je suis de plus en plus convaincu que le cinéma est et restera l'art du passé", écrit-il à Louis Jouvet en 1932, marquant sa désillusion à l'égard de l'aventure avortée, selon lui, d'un cinéma de création.

Les écrits sur l'art
Des premiers comptes rendus de salons, rédigés au début des années 1920, à VanGogh ou le Suicidé de la société en 1947, Artaud a souvent écrit sur l'art.
Ces textes, consacrés à la peinture du passé, à celle de son temps mais aussi à sa propre production graphique, ne relèvent pas de la critique d'art au sens strict du terme mais bien d'une démarche poétique personnelle : comme au théâtre, il s'agit de penser ensemble l'art et son double, la vie, afin de faire vivre plus intensément, sous le regard du spectateur, ce qui se donne sous la forme figée de l'œuvre, d'évoquer le "drame mental" que constitue toute image peinte ou dessinée.

Ainsi, dans ses textes sur la peinture, Artaud n'exprime jamais tant ce qu'il voit dans le tableau que ce qu'il retrouve, de l'intérieur et, par le commentaire, du théâtre même de la création : les tableaux de Masson et de Jean de Bosschère lui inspirent une série de textes d'inspiration surréaliste ; Uccello est abordé à travers la réécriture d'un texte de Marcel Schwob ; les textes Balthus résonnent des thèmes du théâtre de la Cruauté ; Maria Izquierdo, découverte au Mexique, incarne le retour aux sources primitives de la culture ; Van Gogh, quant à lui, est l'objet d'une identification au peintre dont l'œuvre est perçue par Artaud comme l'accomplissement de son propre destin artistique.
À partir de 1945, encouragé par Jean Dubuffet (un des tout premiers témoins des dessins exécutés à Rodez), Artaud commente ses propres dessins. Dans ces commentaires, écrits dans les cahiers de Rodez puis d'Ivry, Artaud se livre à une véritable déconstruction poétique qui exprime bien souvent une révolte métaphysique absolue. Commentaires, cahiers d'ébauches et dessins constituent ainsi le laboratoire graphique et poétique de l'œuvre en cours de création.

Guillaume Fau


Antonin Artaud
7 novembre 2006 - 4 février 2007
Site François-Mitterand – Grande Galerie
Plein tarif : 7 €. Tarif réduit : 5 €
Commissariat : Guillaume Fau, conservateur au dép. des Manuscrits.
En partenariat avec Paris Première, Le Monde, Le Magazine littéraire, Europe 1.