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Dans le cadre du Mois de la photo,
la BnF propose de redécouvrir la photographie humaniste,
illustrée par des noms très célèbres
comme Boubat, Doisneau, Izis, Ronis, Janine Niépce ou
Sabine Weiss, mais aussi par toute une pléiade d'artistes
moins connus, voire injustement tombés dans l'oubli.
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Photographie humaniste. Cette expression désigne un courant
privilégiant la personne humaine, sa dignité,
sa relation avec son milieu, courant qui s'est développé
essentiellement à partir des années 1945-1950,
l'horreur de la Seconde Guerre mondiale faisant naître
le besoin de redécouvrir et de chanter la dignité
de l'homme. Les photographes dits humanistes ont bâti
une manière toute nouvelle de faire des images, informelle,
souvent tendre, quelquefois ironique, se situant à mi-chemin
entre l'empathie idéaliste et le constat documentaire.
Ils jettent un regard bienveillant sur le genre humain, mais
ce regard peut être tantôt innocent, tantôt
caustique : Doisneau est narquois,
Charbonnier peut être mordant.
C'est une erreur que de représenter tous les humanistes
comme des peintres du bon sentiment, non dénués
de mièvrerie. Nous assignons, comme terme à ce
mouvement, l'année 1968, marquée par les "événements
de mai" dont on peut apprécier, avec le recul, combien
ils ont changé notre manière de voir la vie et
de penser la photographie.
Une remise en cause des certitudes
acquises
Le courant humaniste est indissociable de son contexte historique.
La France est sortie exsangue de la guerre qui,
de plus, a fait surgir des interrogations, une remise en cause
des certitudes acquises, transmises depuis des générations
par la famille et l'école. Il est urgent de retrouver
ses repères et surtout foi en l'homme. Le pays se reconstruit,
les naissances se multiplient, on redécouvre le bonheur
de vivre. Toutefois la crise du logement demeure cruciale :
le 1er février 1954, alors qu'une femme expulsée
de son domicile vient de mourir de froid, l'abbé Pierre
lance son célèbre appel pour "une insurrection
de la bonté". Les conflits sociaux sont nombreux
et, bientôt, les drames de la décolonisation, en
Indochine puis en Algérie, la montée en puissance
des armes atomiques et des antagonismes entre les blocs politiques
de l'Est et de l'Ouest engendrent la peur d'une nouvelle guerre
et un sentiment d'insécurité qui,
très vite, remplace l'euphorie de la Libération.
Beaucoup, parmi les jeunes et les intellectuels, réagissent
à ce pessimisme ambiant en affichant une fureur de vivre
que symbolise le mythe de Saint-Germain-des-Prés où,
dans les cafés, se retrouvent poètes et chanteurs
mais aussi, autour de Jean-Paul Sartre,
tous ceux que séduit la nouvelle philosophie de l'existentialisme.
La photographie humaniste reflète tout cela. Elle célèbre
le travail, chante le bonheur simple de trancher le pain ou
de se mêler aux bals populaires, montre le charme du passé
sans nier pour autant les avancées de la modernité,
mais elle témoigne aussi de la pauvreté et des
luttes sociales. Il en émane parfois une impression de
tristesse, mais le plus souvent un sentiment de bonne humeur
collective, de générosité, qui contribue
sans nul doute à la popularité de ses auteurs.
Les photographes humanistes concourent largement à l'élaboration
d'une imagerie nationale, d'un vocabulaire iconographique qui,
pour la France de l'époque, mais aussi pour l'étranger,
définit les qualités propres à Paris,
aux Parisiens et aux Français.
L'espoir d'une communion
et d'une paix entre les hommes
Au-delà de la conjoncture nationale, il faut s'arrêter
sur le contexte international. L'espoir d'une communion et d'une
paix entre tous les hommes s'explique par la précédente
guerre et la volonté partagée de ne plus jamais
revivre pareille tragédie. Les grandes institutions internationales
(ONU, Unesco, OMS, Unicef) se créent à cette époque.
Tous ces organismes sont naturellement des commanditaires pour
des reportages de tendance "humaniste", car la photographie
est un langage compréhensible pour tous.
Les acteurs de la photographie humaniste, dont cette exposition
en présente plus d'une soixantaine, ont de nombreux points
communs. À l'instar de toute association, les agences
sont structurées par affinités. Ce n'est pas un
hasard si la plupart sont affiliés à Rapho ou
à Magnum, connues pour leurs idées avancées.
La majeure partie est composée de professionnels portant
le titre de "reporters illustrateurs".
Édith Gérin est
le seul amateur. Nombre de ces photographes montrent une culture
artistique : Henri Cartier Bresson
(comme Jahan, comme Bischof)
est un excellent dessinateur. Marcel
Bovis est aussi peintre et graveur, Doisneau,
Dubois et Darche
sont graphistes de formation, et les exemples pourraient être
multipliés. Ils possèdent donc un sens naturel
de la composition, de la lumière, des contrastes, qui
les conduit à très bien inscrire une scène
dans le cadre d'une photographie, ce qui explique que la forme,
même s'ils la présentent comme secondaire par rapport
au sujet, laisse rarement à désirer. Ils travaillent
presque exclusivement en noir et blanc. L'approche n'est pas
la même avec la couleur, qui pose des problèmes
d'ordre technique nuisant à la spontanéité
lors de la prise de vue, et qui laisse moins de place à
l'imagination une fois l'épreuve tirée.
Enfin, sur les soixante-dix photographes représentés
dans l'exposition, vingt sont étrangers, mais établis
durablement, voire définitivement, en France. Parmi eux,
on notera un fort contingent issu des pays de l'Europe de l'Est,
essentiellement de Hongrie.
Tous ont travaillé pour la presse
Leur dernière caractéristique commune est d'avoir
travaillé essentiellement pour l'édition. "Notre
image finale, a dit Cartier Bresson,
c'est celle imprimée. Même
si nos épreuves sont belles et parfaitement composées
(et elles doivent l'être), ce n'en sont pas pour autant
des photos de salon…" Tous ont travaillé
pour la presse (Réalités,
Match, L'Express, Point
de vue…). À cette époque où
la télévision n'a pas encore envahi les foyers,
le magazine illustré reste le seul moyen de faire passer
l'information et les idées. Après la guerre, la
presse en plein essor multiplie sa demande d'images, de documents,
de témoignages. On ne mettra jamais suffisamment en évidence
l'importance de la demande étrangère. Les revues
américaines (Life, Look,
Vogue…) suscitent pour
beaucoup la construction de ce pittoresque et la naissance de
sujets ou de personnages typiquement frenchy.
Beaucoup ont fait des livres, et l'on citera les exemples cardinaux
que constituent ceux d'Izis,
de Ronis ou de Doisneau.
Il convient de rappeler aussi le rôle des éditions
Arthaud, Clairefontaine ou Horizons de France, qui ont publié
un nombre considérable d'ouvrages abondamment illustrés
de photographies sur tous les sujets. Un aspect demeure insuffisamment
connu: le rôle de l'édition pour la jeunesse. Enfin,
à côté de la presse et du livre, il faut
mentionner la considérable production de calendriers,
d'affiches, de brochures publicitaires, d'agendas ou de cartes
postales sur lesquels les photographes humanistes ont beaucoup
travaillé, et dont l'exposition présente une large
sélection.
Un réalisme poétique
Dans la photographie humaniste, l'environnement du sujet est
aussi important que le sujet lui-même. Tout un décor
s'est mis en place, un style qu'on a baptisé du nom de
"réalisme poétique", dont les principales
caractéristiques sont la flânerie dans la grande
ville, une prédilection pour les rues pavées,
les personnages typés, l'idéalisation des bas-fonds,
la quête des instants de grâce, le "merveilleux
social".
À ces éléments de décor, on pourrait
ajouter les quais, les ponts, la brume, la neige "qui
transfigure la demeure des hommes, et garde les traces éphémères
de leur cheminement laborieux " (Marcel
Bovis). S'attachant d'ordinaire aux images de la vie
quotidienne ou de la vie sociale, Doisneau,
Bovis, Kollar
ou Feher trouvent également
leur terrain de prédilection dans les fêtes foraines,
espace de jeu pour le regard à tous points de vue, véritable
catalogue d'expressions, de rires, d'étonnements, d'enthousiasmes
ou de pleurs…
Le décor est si spécifique de la photographie
humaniste qu'elle se passe parfois de la présence de
l'être humain. À la limite, la quintessence de
la photographie humaniste est une image de roulotte sous la
neige, sans âme qui vive, de Bovis
ou d'Izis. Le réalisme
poétique, loin de se résumer à la seule
photographie, a étendu son empire à la littérature,
à la chanson et au cinéma.
Une des caractéristiques de la photographie humaniste
est l'absence de voyeurisme, de quête du sensationnel,
tant dans le reportage commandé que dans le travail personnel
des photographes. Il ne s'agit ni d'étonner,
ni de choquer, ni de surprendre. La photographie est considérée
comme un moyen de communiquer, de faire partager son amour des
autres, de participer à leurs luttes.
Chez les photographes humanistes, pas d'astuces techniques :
c'est une facilité pour les tricheurs. Ces photographes
portent un intérêt évident à un monde
sans fard et refusent (du moins en théorie) tout subjectivisme
artistique falsificateur. Documents sincères ou ayant
le caractère de la sincérité ? Il existe
chez les photographes humanistes une indéniable éthique,
qui consiste à vouloir restituer fidèlement une
réalité que l'on respecte et que l'on capte telle
qu'elle se présente, dans l'instant. Car seule la photographie
prise sur le vif respecte et honore son sujet.
Cette attitude est héritée de la tradition de
la photographie documentaire et du reportage dont ces photographes
se réclament en tant que reporters-illustrateurs. Leur
credo s'exprime dans une technique faite de précision
rapide,
au service d'une photographie dépouillée, honnête
devant les objets et les faits. Mais la question de la mise
en scène (dont la vraisemblance fait souvent illusion)
reste cruciale, et la polémique autour du Baiser
de l'Hôtel de Ville de
Doisneau a brutalement porté le problème
sur la place publique.
De virulentes critiques
La photographie humaniste a suscité, dans le sillage
de Roland Barthes, de virulentes
critiques. Elle a été jugée "bavarde,
sentimentale, petite-bourgeoise, poésie d'un monde vieillot
et réactionnaire (…), fruit d'une vision partielle
et partiale gouvernée par l'idéologie qui réside
autant dans ce que les photographes décident de montrer
que dans ce qu'ils occultent " (Gilles
Mora).
Cependant les photographes humanistes peuvent se montrer militants,
mais toujours avec une certaine retenue, et sans agressivité
gratuite. L'horreur et la mort ne sont jamais présentes
pour elles-mêmes dans leurs images.
Werner Bischof correspond au portrait type de l'humaniste,
pour qui "la photographie est un
message philanthropique dont les signes doivent émouvoir
avec tempérance, évoquer avec discrétion,
exprimer sans insistance".
Cette exposition souhaite corriger bien des idées reçues
et erronées. Tout d'abord la photographie humaniste n'est
pas un phénomène uniquement français: ce
sont même des étrangers, comme Brassaï,
qui ont les premiers donné à voir aux Français
la spécificité de leur pays, notamment de Paris.
Leurs images ne véhiculent pas uniquement les archétypes
de la "francité", puisque la plupart de ces
reporters-illustrateurs ont parcouru le globe et traité
les sujets de manière identique en Asie ou en Afrique.
On lui reproche d'être passéiste, mais les photographes
de ce courant (François Kollar,
Janine Niépce,
Hans Silvester) ont montré la modernisation des
campagnes. Ces photographes ne sont ni des naïfs, ni des
"mythificateurs". Ils ont fait un choix, parfaitement
légitime, et l'énoncent clairement: ils ne se
complaisent pas dans la rumination du malheur, de la douleur,
du malsain, et il faut souligner aussi la liberté de
leur regard.
Nous avons dit plus haut que cette photographie disparaissait
à la fin des années 1960. Mais a-t-elle vraiment
disparu ? On peut considérer en effet que la photographie
humaniste ne disparaîtra jamais, en raison de l'éternelle
actualité de l'humain.
La photo humaniste (1945-1968) autour
D'Izis, Boubat, Brassaï, Doisneau, Ronis...
Du 31 octobre 2006 au 28 janvier 2007
Galerie de photographie (site Richelieu)
Plein tarif : 7 € ; tarif réduit : 5 €
Avec le soutien de Champagne Louis Roederer.
En partenariat avec Paris Première.
Commissaires : Laure Beaumont-Maillet,
directrice du dép. des Estampes et de la photographie
et Dominique Versavel, conservateur.
Commissaire associée : Françoise
Denoyelle, professeur des universités à
l'École nationale supérieure Louis-Lumière.
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