Les acquisitions de la BnF - Un coup de dés jamais n'abolira le hasard
  La BnF a préempté le 20 juin dernier, lors de la quatrième vente du libraire Pierre Berès, un exemplaire complet et très corrigé des premières épreuves de Un coup de dés jamais n'abolira le hasard de Stéphane Mallarmé, témoin exceptionnel d'un projet d'édition illustrée qui ne vit jamais le jour.
 
Stéphane Mallarmé, Jamais un coup de dés n'abolira le hasard, épreuves corrigées, pages 6 et 7
© BnF/Réserve des livres rares
  Qualifié par Claudel de "grand poème typographique et cosmogonique", Un coup de dés jamais n'abolira le hasard est l'œuvre ultime et inachevée de Stéphane Mallarmé. Illustré par Odilon Redon, le poème devait également être le premier livre publié par le marchand de tableaux Ambroise Vollard mais il en fut autrement. Le texte avait paru en version pré-originale dans la revue Cosmopolis en mai 1897. La rédaction avait alors jugé prudent de l'introduire par la note suivante : "Dans cette œuvre d'un caractère entièrement nouveau, le poète s'est efforcé de faire de la musique avec des mots. [...] La nature des caractères employés et la position des blancs suppléent aux notes et aux intervalles musicaux." L'auteur lui-même avait fait précéder son texte d'une "observation relative au poème", soulignant la hardiesse et les limites d'une œuvre "qui manque de précédents". Le format de la revue imposait en effet une lecture verticale du poème circonscrite à la page simple. Dans une lettre adressée le 14 mai 1897 à André Gide, Mallarmé avoue n'avoir pu "présenter la chose qu'à moitié" mais il ajoute : "Le poème s'imprime, en ce moment, tel que je l'ai conçu ; quant à la pagination, où est tout l'effet. Tel mot, en gros caractères, à lui seul, domine toute une page de blanc et je crois être sûr de l'effet".
En décembre 1896 Ambroise Vollard avait en effet manifesté le désir d'éditer luxueusement un texte du poète illustré par Odilon Redon. Mallarmé s'attelle au projet dès mai 1897 et remet à l'imprimeur Firmin-Didot le manuscrit mis en page sur un grand cahier à feuilles quadrillées portant des indications typographiques au crayon bleu. Entre début juillet et fin novembre 1897, Stéphane Mallarmé reçoit de Firmin-Didot cinq tirages successifs qui lui sont remis probablement en trois ou quatre jeux d'épreuves : le poète en corrige deux, l'un qu'il retourne à l'imprimeur, et l'autre qu'il conserve à titre de témoin. Les autres jeux, non corrigés, sont adressés à des amis : André Gide, Paul Valéry, Madame Gustave Kahn, Édouard Gravollet, Camille Mauclair.
Toutefois, aucune épreuve ne lui donne entière satisfaction et le 27 novembre il retourne le cinquième tirage dénonçant l'absence de "repérage entre les feuilles juxtaposées". De son côté, Odilon Redon, le 20 avril 1898, écrit à Mallarmé : "[…] je me propose de dessiner blond et pâle, afin de ne pas contrarier l'effet des caractères, ni leur variété nouvelle. J'ai les pierres au grainage, c'est vous dire que je serai bientôt définitivement à l'ouvrage". Mais Stéphane Mallarmé s'éteint le 9 septembre 1898 et l'œuvre telle que conçue par lui ne verra jamais le jour.
S'il est difficile de déterminer précisément le nombre de jeux d'épreuves sortis des presses de Firmin-Didot, dix-sept d'entre eux sont aujourd'hui connus(1). Bien que Mallarmé n'y vît que "des déchets innombrables de [ses] rapports avec l'imprimerie Didot" (lettre à Camille Mauclair du 8 octobre 1897), ces précieuses épreuves permettent de mesurer l'exigence mallarméenne quant à l'exacte disposition du poème déployé sur la double page, mais aussi la difficulté de réalisation à laquelle se heurta l'imprimeur et enfin l'incompréhension de l'éditeur affirmant que son ouvrage sera "acheté en très grande partie pour les gravures, attendu qu'on peut avoir dans Cosmopolis le texte pour un franc environ" (lettre de Vollard à Odilon Redon, 5 juillet 1897).
Du premier tirage, quatre jeux d'épreuves étaient jusque-là connus, dont deux seuls complets. C'est un exemplaire non seulement complet, mais très corrigé que la Bibliothèque nationale de France a préempté le 20 juin dernier lors de la quatrième vente du libraire Pierre Berès. L'appartenance au premier tirage est attestée par le titre "Jamais un coup de dés n'abolira le hasard", corrigé à la main par Mallarmé pour devenir à partir du second tirage "Un coup de dés jamais n'abolira le hasard", ainsi que par le cachet pâle de l'imprimeur à la date du 2 juillet 1897. Outre de multiples corrections typographiques portées à l'encre noire, l'exemplaire abonde en recommandations de mise en pages inscrites au crayon rouge : "grossir", "remonter", "resserrer proportionnellement", "hausser", "diminuer le blanc" et ce leitmotiv : "Les deux marges intérieures C et D doivent être de même mesure entre elles et d'une mesure commune à toutes les pages." Accompagné des tirages d'essai sur chine des trois lithographies d'Odilon Redon (la quatrième planche n'a semble-t-il jamais été tirée), ce premier état corrigé du projet éditorial vient compléter un autre jeu d'épreuves complet et corrigé appartenant au quatrième tirage acquis par la Bibliothèque nationale en 1981.
Carine Picaud


(1) La mise au point la plus récente est due à Bertrand Marchal dans l'édition des Œuvres complètes de Mallarmé, tome I, coll. "Bibliothèque de la Pléiade", 1998, p.1323-1324.