Des nouveaux usages de la lecture
Entretien avec le chercheur Christian Jacob
Des Alexandries… aux "Mondes lettrés" d’aujourd’hui
Comment travaille-t-on dans une bibliothèque ? Comment, au fil des siècles et dans divers milieux culturels, les lecteurs savants ont-ils été conduits à manier les livres et à en réveiller le sens et les connaissances ? Christian Jacob, qui dirige le groupe de recherche "Les Mondes lettrés" au CNRS, répond à ces questions traitées par ailleurs dans Des Alexandries I et II, ouvrages publiés à la suite du colloque d’Alexandrie (1999) sur ce thème.

Christian Jacob
© Pascal Lafay
Chroniques : Les ouvrages Des Alexandries I et II se présentent-ils comme une forme d’archéologie du travail lettré associant deux grandes bibliothèques au seuil du XXIe siècle ?

Christian Jacob : À partir du colloque d’Alexandrie, nous avons construit deux livres qui éclairent deux versants : celui du travail lettré et celui du pouvoir des bibliothèques. D’un côté, on trouve les opérations intellectuelles et politiques de la prescription culturelle liée à la constitution des corpus de textes, à la fondation des traditions scriptuaires, aux gestes de la philologie, qui établit et corrige les textes pour en construire la lettre et le sens. De l’autre,
les figures de l’appropriation par lesquelles des milieux lettrés s’emparent de ces textes dans des pratiques de lecture diversifiées, portant sur la forme ou le fond, sur les contenus de savoir, sur l’immatérialité du sens et de la sagesse.

Ch. : Une interrogation sur les pratiques intellectuelles liées à l’usage des livres semble se trouver au centre de votre entreprise.

Ch. J. : L’approche historique des institutions de savoir et des communautés conduit, en effet,
à s’interroger sur les pratiques de leurs acteurs, c’est-à-dire sur l’ensemble des gestes impliqués dans la production et la transmission du savoir, selon différents scénarios disciplinaires et dans différentes situations d’interaction sociale (l’enseignement, le débat, la controverse), ainsi que sur le travail de la lecture et de l’écriture, solitaire ou collectif.
Ces gestes s’échelonnent du plus concret (maniement des livres, des supports et des instruments de l’écriture) au plus abstrait (interprétation, traitement d’un problème, construction d’une argumentation...). Les pratiques lettrées se situent à l’interface du concret et de l’abstrait, entre le maniement des livres, l’écriture, la prise de notes et les opérations de la pensée liseuse ou écrivante.

Ch. : Justement, Des Alexandries II. Les métamorphoses du lecteur vise-t-il à éclairer les procédures de la lecture savante ?

Ch. J. : La lecture savante repose sur la conviction que certains textes sont porteurs de sens, de savoir ou de sagesse, et qu’une certaine forme de maniement des livres permet d’activer ces effets, dans le cadre d’un projet intellectuel ou spirituel. Les salles de lecture de la Bibliothèque nationale de France sont fréquentées aujourd’hui encore sur la base de cette conviction.
La lecture savante va souvent de pair avec des opérations d’écriture (souligner, prendre des notes, extraire des citations...), de transformation (traduction, reformulation) ou d’expansion d’énoncés (par le biais du commentaire), mais aussi de réutilisation d’informations, selon diverses stratégies où le documentaire (les sources) se mêle au rhétorique et au politique.

Ch. : Pourquoi avoir donné à cette enquête une dimension comparatiste ?

Ch. J. : Nous avions le double objectif d’identifier des opérations intellectuelles dans des milieux lettrés déterminés et de comprendre les dynamiques culturelles qui déterminent les séquences de ces opérations, selon que l’on travaille sur un texte révélé, sur des auteurs classiques, sur une œuvre philosophique, sur un manuel scolaire, etc. En choisissant des situations exemplaires dans des champs culturels très différents – de la haute Antiquité mésopotamienne à nos jours, en passant par la Chine impériale, la Perse islamique, la Grèce ancienne, le Moyen Âge byzantin et occidental, à la tradition européenne moderne –, nous confrontons des expériences historiques en recherchant les logiques qui les rendent nécessaires à un moment et dans un lieu donnés.

Ch. : Quel regard portez-vous sur les mutations technologiques qui affectent aujourd’hui le livre, l’écrit et les bibliothèques ?

Ch. J. : Les techniques du travail savant sont affectées par la micro-informatique personnelle, Internet et la mise en ligne d’importantes ressources, comme les catalogues des grandes bibliothèques ou des fonds de textes et d’images numérisés. Nous sommes dans une période de coexistence entre différents médias : le manuscrit, l’imprimé,
le numérique. Ce dernier ne pourra pas supplanter les premiers tant que des chercheurs porteront attention à la matérialité des supports et des dispositifs graphiques, comme constitutifs du sens des textes et de leurs usages passés.
Deux défis majeurs s’imposent à nous aujourd’hui. Le premier porte sur la clôture et la cohérence même des textes, sur l’autorité (auctoriale, éditoriale) qui s’attache à leur mise en forme, dès lors que la dématérialisation électronique se prête aussi bien à la fragmentation, à l’interpolation qu’à la création de corpus composites et de thesauri personnalisés : les décisions du lecteur reconfigurent les contours et la lettre des textes.
Le second défi porte sur l’ergonomie nouvelle du travail intellectuel, confronté à des médias différents, à une grande diversité d’inscriptions (des notes manuscrites aux résultats d’une interrogation en ligne), à une avalanche souvent incontrôlable d’informations et de données qui demande de nouveaux savoir-faire et de nouvelles pratiques archivistiques, et enfin à la matérialisation nouvelle des opérations mêmes de la lecture (balisage, liens...).
En attendant l’apparition d’un outillage logiciel spécifiquement adapté aux chercheurs en sciences humaines, permettant d’assurer la continuité et la transitivité de leur travail, de l’ordinateur de bureau au Web, en passant par l’ordinateur portable et le terminal de consultation en bibliothèque, nous sommes dans une phase de bricolage et d’empirisme, où les opérations du commentaire, de l’extraction, de la réutilisation des données et de la rédaction oscillent entre les gestes de la tradition lettrée et les utopies technologiques de l’avenir
.

Ch. : Quelles sont les prochaines étapes du travail de votre groupe de recherche "Les Mondes lettrés" ?

Ch. J. : Nous sommes engagés dans un processus de transformation en "groupement de recherche international",
et j’espère que la Bibliothèque nationale de France, avec laquelle nous avons déjà un partenariat, nous accompagnera dans cette aventure.
Nous travaillons à un projet d’histoire comparée des pratiques intellectuelles, qui prendra la forme d’un ouvrage de référence en plusieurs volumes.
Notre site Web donne davantage de détails sur nos séminaires et nos projets en cours.

Propos recueillis par Marie-Noële Darmois


En savoir plus

Luce Giard et Christian Jacob (dir.), Des Alexandries I. Du livre au texte, Bibliothèque nationale de France,
Paris, 2001.
Christian Jacob (dir.), Des Alexandries II. Les métamorphoses du lecteur, Bibliothèque nationale de France,
Paris, 2003.

Groupement de recherche "Les Mondes lettrés"
www.ehess.fr/centres/GDR