Des nouveaux usages de la lecture
Nouvelles technologies et lecture savante : de la théorie à la pratique.
Avec Lise Andries

Lise Andries ©David Carr/BnF
L'historienne Lise Andries vient de publier La Bibliothèque bleue.
Littérature de colportage et un ouvrage collectif intitulé Le Partage des savoirs. XVIIIe-XIXe siècles.
Elle appartient à cette génération de chercheurs qui se familiarisent progressivement avec l'outil électronique, à mi-chemin entre les pratiques traditionnelles et celles suscitées par les nouvelles technologies.

Chroniques : En quoi les nouvelles technologies ont-elles affecté votre travail de recherche ?

Lise Andries : Je fréquente la BnF depuis vingt-cinq ans. J’ai connu les affres du rodage informatique sur le site François-Mitterrand. Mais aujourd’hui, je me suis bien habituée à ce site : j’apprécie la proximité du libre accès,
la commodité de réserver une place par Internet ou par téléphone, de consulter à domicile des notices qui m’intéressent.
Je serais plus réservée sur la numérisation des textes, qui nous inquiète beaucoup, nous autres chercheurs. Car elle peut renforcer la tentation pour les conservateurs de réaliser un vieux rêve qui est de raréfier, par souci de préservation du patrimoine, l’accès aux documents sources. Or dans la littérature de colportage du XVIIIe siècle que j’étudie, l’approche physique du papier est essentielle. De la même façon, pour étudier les archives de police anciennes, on doit pouvoir aussi examiner au plus près la couleur de l’encre, la maladresse du trait due à la posture de celui qui prêtait son dos en guise d’écritoire… C’est pourquoi la numérisation peut avoir ses limites et gêner l’historien.

Ch. : Pensez-vous cependant qu’elle démocratise l’accès au savoir ?

L. A. : C’est un outil de vulgarisation remarquable pour le grand public, une étape intermédiaire pour la découverte de grands textes ou de textes moins connus. La séparation est encore forte entre l’érudition des chercheurs spécialistes et la curiosité du grand public qui a envie de s’informer et qui s’intéresse à l’histoire. Les passerelles entre ces deux mondes ne vont pas de soi. Aussi des sites comme ceux de la BnF ou d’autres organismes sont-ils importants de ce point de vue. Et je suis très sensible au fait que les moteurs de recherche accessibles au grand public mettent à la disposition de tous une information, donnée parfois par des anonymes. J’en ai fait l’expérience sur Google, où je suis tombée sur un sujet que je ne recherchais pas à priori et qui m’a permis de découvrir un excellent article, généreusement mis en ligne par un chercheur, avec ses notes, citations et références. J’ai trouvé cela formidable.
Je vois une vraie générosité, libertaire même, dans ce mode de partage du savoir.

Ch. : Recourez-vous à l’électronique pour rédiger ?

L. A. : Pour préparer La Bibliothèque bleue, j’ai pris des notes sur mon portable à la BnF, mais je continue d’en prendre sur papier. Autrefois, je faisais mes "couper-coller" avec des ciseaux, de la colle et du Tipex, c’était presque un travail de couture ! Aujourd’hui, le "couper-coller" immatériel de l’écran est tentant, car instantané. Il convient pour des textes courts, mais non pour les textes longs dont l’écran ne donne qu’une vision fragmentée, moins synthétique. Je crois qu’on perd peut-être un peu des possibilités de l’imaginaire et des associations d’idées qu’autorise l’écrit sur papier, processus plus lent. Bachelard appelait cela "la rêverie en étoile"». Elle fait la profondeur d’un travail de recherche lorsqu’elle permet de trouver une relation insolite entre des domaines séparés. Et, tout en s’astreignant à la rigueur,
le chercheur a besoin de ce type d’évasion. Par ailleurs, l’historien qui étudie des pratiques anciennes, des modes de vie de gens réels qui n’existent plus, doit pouvoir s’imaginer leur mode de fonctionnement. Or dans le travail sur écran, c’est peut-être plus difficile, plus abstrait : on est du côté du virtuel, et la réalité ancienne peut nous sembler plus lointaine...

Ch. : Est-ce que l’électronique vous a rapprochée d’autres chercheurs ?

L. A. : Oui. J’ai été émerveillée par la capacité des moteurs de recherche à nous renseigner sur les communications d’un colloque, les noms des participants, les lieux où ils enseignent, etc. Cela a révolutionné notre travail, en nous donnant accès à des travaux publiés dans le monde entier. Et l’on pratique autrement la recherche lorsqu’on sait ce qui s’écrit ailleurs. Par "e-mails", nous avons pu ainsi monter des dossiers à distance, d’un continent à l’autre, avec d’autres équipes de recherche. Cela ouvre l’information de manière extraordinaire.

Ch. : Vous avez vous-même créé un site pour une société savante…

L. A. : La Société d’études du dix-huitième siècle m’a confié la conception de ce site, qui est hébergé par l’Institut des sciences de l’homme. Ce travail, qui a été une réalisation collective, nous a amenés à créer un objet qui ne ressemble pas au livre mais qui s’en rapproche. Une sorte de livre d’images interactif. Nous comptons 1 700 membres français et étrangers, historiens, littéraires ou philosophes, intéressés par le xviiie siècle, que nous informons sur l’actualité des publications, des colloques, et à qui nous proposons une revue en ligne, des présentations de thèses, des bibliographies pour l’agrégation, etc.

Ch. : Cela vous tient donc plus proche de votre écran…

L. A. : L’exploration d’autres sites et la navigation de lien en lien exigent plus de temps pour faire le tri dans un choix démultiplié. Je prends aussi une demi-heure par jour pour répondre aux "e-mails". Le gain de temps promis par l’électronique nous en fait perdre aussi beaucoup. C’est assez curieux.

Propos recueillis par Martine Cohen-Hadria


En savoir plus

Geneviève Bollème et Lise Andries, La Bibliothèque bleue. Littérature de colportage, Robert Laffont,
coll. "Bouquins", Paris, 2003.

Lise Andries, Gilles Denis, Andréas Gipper, Florence Lotterie et al., Le Partage des savoirs.XVIIIie-XIXe siècles, Presses universitaires de Lyon, coll. "Littérature et idéologies", Lyon, 2003.

CNRS, Université Lyon-2
www.ish-lyon.cnrs.fr/sfeds