Mémoire de l’éphémère
Il existe à la BnF une collection étrange, faite d’imprimés éphémères, multiformes,
ayant providentiellement survécu à la fuite du temps, à la désuétude, à l’oubli.
Elle est rassemblée en "Recueils" au département Histoire, philosophie, sciences de l’homme.
Sébastien Lemerle, conservateur responsable de ce fonds atypique, en révèle les atouts aux yeux
de l’historien et du chercheur en sciences sociales.
 
Almanachs, calendriers datant du Premier Empire, réclames du Bon Marché des origines à nos jours, catalogues d’horticulteurs de la IIIe République, livrets de Caisse d’épargne d’Alsace-Lorraine émis en français et en allemand (1871-1918), catalogues des tout premiers appareils photographiques, rapports d’activités des compagnies pionnières qui ont précédé la SNCF... Autant de témoins éphémères mais signifiants aux yeux de l’historien ou du chercheur en anthropologie sociale, dont ils éclairent les travaux et affinent la connaissance d’une époque, d’un contexte.
Ces traces de l’histoire immédiate n’ont pas semblé anodines au grand bibliothécaire Gabriel Naudé (XVIIe siècle).
Mais c’est à Léopold Delisle, administrateur de la BN, que l’on doit d’en avoir conçu le traitement en "Recueils" à la fin du XIXe siècle.
"Le principe des Recueils, explique Sébastien Lemerle, conservateur du fonds au département Histoire, philosophie, sciences de l’homme, est qu’ils valent par leur accumulation. Une soixantaine de documents du même type les rend représentatifs et les fait valoir pour source. Nous avons ici un reflet de l’activité de la France dans toutes les sphères du monde social depuis 1850. C’est fascinant ! ". La partie qui remonte au XIXe siècle retrace ainsi la révolution industrielle, l’apparition des fabriques, des passages couverts et des grands magasins à travers les archives d’entreprises ou les règlements d’ateliers. On trouvera aussi des chansons sur le général Boulanger, les tracts des élections municipales depuis 1834, puis ceux des législatives de 1936, ceux de la guerre civile en Espagne ou du gouvernement de Vichy.


Près d'un échantillon de Recueils, Sébastien Lemerle (30 ans),
en salle de recherche © Pascal Lafay
Des tracts collectés sur le terrain

Le fonds des tracts, créé comme tel dans les années soixante, raconte l’histoire de France et de la démocratie, de la SFIO au mouvement Occident, des manifestations antifranquistes à la guerre d’Algérie, de la guerre du Viêtnam
à Mai 68 : "L’historien Pierre Vidal-Naquet, mentionne Sébastien Lemerle,
nous envoie souvent ses étudiants pour qu’ils consultent les tracts des comités d’action lycéens de Mai 68, en complément à son
Journal de la Commune étudiante." Plus près de nous sont engrangés les tracts nés du conflit israélo-palestinien, de l’entre-deux tours de la présidentielle de 2002 ou des grèves du printemps dernier... tous prospectés sur le terrain par des bibliothécaires ou leurs proches.
Mais on verse aussi aux Recueils les humbles vestiges, trop vite jetés, de notre quotidien : tickets froissés dans nos poches, dépliants touristiques, modes d’emploi, manuels de logiciels, catalogues de La Redoute ou des Trois Suisses, éditions fugaces de salons, d’expositions et de foires, faire-part, étiquettes pharmaceutiques et autres menus trésors qui – trahissant nos représentations sociales – seront parlants pour l’historien, demain. Deux tiers de ces imprimés seulement sont captés par le dépôt légal que la BnF reçoit des imprimeurs d’Île-de-France et par celui que des imprimeurs effectuent en région auprès des bibliothèques municipales.
Le reste provient d’une collecte volontariste, d’achats et surtout de dons, tels ces placards affichés dans un village belge sous la Première Guerre mondiale, qui "réglementaient le couvre-feu, la circulation des chiens, les foins...", offerts à la BnF par les Archives jésuites de Vanves. Mais trop souvent, malheureusement, les collectionneurs ignorent jusqu’à l’intérêt de la Bibliothèque pour ces matériaux historiques.
Précieuse aide à la recherche, les Recueils sont absents des bibliographies. Entrés à la BN en 1831, regroupés
en 1926, catalogués sommairement à la pièce dans les années 1940-1950, ils ont fait toutefois l’objet d’inventaires thématiques. La création de la norme Collectivité-Auteur a permis par la suite de les signaler dans le catalogue. Depuis, les demandes se multiplient, venues de chercheurs, d’étudiants ou même de particuliers, orientés en dernier recours : tel vieux monsieur en quête d’introuvables catalogues de jouets des années vingt, tel antiquaire féru de gravures d’horlogerie, tel avocat épluchant les catalogues de ventes de "home cinéma" pour documenter une affaire litigieuse...

Des imprimés à manipuler délicatement

Sébastien Lemerle, impressionné dès son arrivée en 2002 par la complexité des Recueils, a apprécié l’aide de Madeleine Barnoud, son prédécesseur, et de Michèle Bonnard, bibliothécaire adjointe spécialisée, qui ont été pour lui "une véritable mémoire", ainsi que l’appui de ses collègues du service Histoire, pour le catalogage, et des magasiniers pour leur excellente connaissance du fonds et leur souci aigu de sa conservation. Car ces éphémères, souvent imprimés sur un papier médiocre, doivent être manipulés délicatement, préservés, voire microfilmés.
Thésard à l’École des hautes études en sciences sociales, le jeune conservateur porte lui-même un regard de praticien sur ces Recueils dont il voudrait rendre au lecteur la consultation confortable et intéressante, tout en respectant leur fragilité, mais sans pour autant "les garder dans le formol "...


Martine Cohen-Hadria


En savoir plus

Les Recueils sont également ventilés dans les départements spécialisés, en affinité avec leurs collections
(Estampes et photographie, Arts du spectacle, Musique, etc.), au département Littérature et art (catalogues d’éditeurs) et à la Réserve des livres rares.

Le département Philosophie, histoire, sciences de l’homme