Chine, l'Empire du trait
"Poussières d’étoiles”, entretien avec Fabienne Verdier
Fabienne Verdier, créatrice du logo de l’Année de la Chine, est l’un des rares artistes occidentaux à s’être initiée à la peinture chinoise pendant dix ans auprès des derniers vieux maîtres survivants de
la Révolution culturelle, dans la Chine des années quatre-vingt.
Pour elle, la calligraphie chinoise ouvre à l’universel. Le mot calligraphié est à la fois dessin, peinture, rythme, porteur d’un sens poétique et philosophique.
Geste et matière se confondent dans l’unité de l’être vivant.
 
Fabienne Verdier dans son atelier. Noëlle Hoeppe, © AD Paris, septembre 2001
  Chroniques : Vous avez vécu dix ans en Chine pour apprendre la calligraphie traditionnelle. Pouvez-vous résumer les étapes de cet enseignement ?

Fabienne Verdier :La calligraphie est avant tout un état d’ "être au monde". Mon vieux maître m’a appris à me nourrir des différents mouvements de la nature et de la vie : un nuage, une rivière, une cascade. Le secret de cette alchimie d’inspiration "taoïste" est d’intérioriser la réalité pour tenter d’en capter l’essence. Ceci nécessite un va-et-vient incessant entre l’intérieur de l’âme et l’extérieur, pour parvenir à que l’on appelle "la saisie du secret ressort de l’univers". L’ascèse et les rituels arrivent à unifier le corps et l’esprit. Le travail calligraphique pur est une pratique astreignante de copie de nomenclatures et de textes, nécessaire pour comprendre l’esprit et la technique des Anciens. Un peu comme un musicien s’imprégnerait de l’esprit de Bach et de Mozart. Maître Huang souhaitait que j’étudie la gravure des sceaux : cela me permettait de revenir à l’origine du geste calligraphique, pour, d’une part, retrouver les concepts philosophiques préalables à l’écriture et, d’autre part, éprouver la puissance du trait du graveur de sceaux. C’est une difficile et longue ascèse, qui caractérise toute la portée de l’art calligraphique.


Logotype de l’Année de la Chine, créé par Fabienne Verdier.
Ch. : L’art calligraphique permet de comprendre le processus créatif. Pouvez-vous détailler ce processus ?

F. V. : Si je souhaite représenter un bourgeon, je tente d’intérioriser l’"esprit" du bourgeon pour le recréer en un unique trait de pinceau". Cette intention traduit une harmonie entre la pensée de l’objet, le corps, le geste, le mouvement, l’humidité de l’air et la fabrication de l’encre, pour incarner la vie et la matière. Il résulte ainsi d’un voyage intérieur dans une sorte de mémoire primordiale, une perception d’un "être-temps", approchant le mystère de la nature, de la vie.
Cette concentration particulière – cette traversée du silence – oblige au "vide" en soi, pour atteindre l’inexprimable. Cela demande du temps. C’est en quelque sorte un désir fou de vouloir rejoindre l’invisible origine par la voie du pinceau. L’acte de tracer est à la fois conscient et inconscient, éternel et passager, comme l’infini du paysage.

Ch. : Votre Maître vous a encouragée à explorer toutes les richesses du noir. À quelle époque avez-vous décidé d’utiliser d’autres couleurs ?
Et pourquoi ?


F. V. : Pendant dix ans, il m’a obligée à travailler sur les différentes gammes du noir. Ma connaissance des techniques de la lumière a pu s’approfondir. Je les explore, aujourd’hui, dans ma peinture. De retour en France, je ne souhaitais pas rester dans la tradition chinoise. Je voulais garder l’élégance et le sens du sacré des traits calligraphiques, tout en reprenant ma liberté. J’ai abandonné le papier chinois pour revenir aux toiles de lin. J’utilise la couleur avec les verts de Titien et de Roger Van der Weyden et les bleus de Piero della Francesca. Je fabrique mes fonds pour tenter de donner une ossature au néant. Ma compréhension des techniques calligraphiques aide ma peinture.

Ch. : Selon vous, qu’est-ce qui sépare l’Occident de l’Orient ? Et qu’est-ce qui les rassemble ?

F. V. : C’est l’Histoire, tout simplement, qui sépare l’Orient de l’Occident. Mon expérience de la Chine m’a permis d’être au cœur de la spécificité de la culture chinoise. Cependant, le vécu de la profondeur de cette civilisation m’a amenée à redécouvrir, avec une nouvelle intelligence, nos vieux sages de l’Antiquité : Héraclite, Sénèque ou Marc Aurèle.
Par ce va-et-vient incessant de mes recherches, je crois en l’universalité des résonances de l’âme humaine et de l’univers. Nous sommes tous des poussières d’étoiles…

Ch. : D’après vos informations, qu’en est-il de la Chine aujourd’hui ?

F. V. : La Chine traverse aujourd’hui un moment de perturbation. Elle s’est ouverte au marché capitaliste tout en restant dans un système idéologique totalitaire. La société actuelle est bien différente de celle des années quatre-vingt.
D’un point de vue artistique, le style "avant-garde occidental" a pris le pas sur l’art réaliste socialiste. Les artistes paraissent peu intéressés par la tradition. Coupée de ses racines, il faudra du temps à la Chine pour se retrouver.

Propos recueillis par F. A-Groshens


En savoir plus

Fabienne Verdier, Cyrille Javary et Jacques Dars, L’Unique trait de pinceau, Albin Michel, Paris, 2001.
Fabienne Verdier, Passagère du silence, Albin Michel, Paris, 2003.