Chine, l'Empire du trait
Entretien avec Fan Zeng, maître chinois
Commissaire de l’exposition "Chine, l’Empire du trait", Nathalie Monnet s’entretient avec le peintre
Fan Zeng à propos des liens entre la calligraphie, la poésie et la peinture chinoises.
Un éclairage précieux pour le public occidental.
 
Fan Zeng dans son atelier à Paris, octobre 2003.© Bernard Clerc-Renaud
 
Nathalie Monnet : Dans la tradition occidentale, un artiste peintre crée rarement autre chose que des œuvres picturales, contrairement à l’idéal traditionnel d’un artiste chinois. Vous êtes calligraphe, peintre et poète. Dans quel ordre ?

Fan Zeng : En Chine, à partir du Xe siècle, la "peinture de lettrés" est devenue le courant dominant de la peinture chinoise. Ainsi un grand peintre chinois doit-il exceller dans les trois arts : poésie, calligraphie et peinture. On ne peut en privilégier un seul au détriment des autres. Si un peintre ne cultive pas l’art poétique et la calligraphie, il ne sera pas considéré comme un maître. Une peinture sans poésie sera une œuvre dénuée de spiritualité et d’âme. Et un peintre dont la calligraphie est faible produira également une peinture sans éclat. En ce qui me concerne,
je me considère d’abord comme poète, puis comme calligraphe, préalables pour réaliser un jour mon rêve : devenir un très grand peintre.
Je pense que c’est ainsi que s’établit la relation entre ces activités.

N. M. : Le visiteur français qui vient voir l’exposition ne comprend pas toujours le contenu des textes présentés. Quelle est la place du sens du texte dans l’appréciation d’une œuvre calligraphique ?
La trace calligraphique constitue-t-elle l’élément primordial ?


F. Z. : La calligraphie chinoise possède une valeur esthétique indépendante de sa signification. Ainsi la signification d’une œuvre calligraphique passe-t-elle parfois au second plan. Par exemple, le manuscrit dit du "mal au ventre" de Zhang Xu (env. 659-748), grand maître de la "cursive folle" de l’époque Tang, a été exécuté simplement parce qu’un jour son auteur a eu mal au ventre. Ou encore le manuscrit dit de "pousse de bambou amère" de Huaisu (725-785), moine bouddhiste qui fut l’un des plus grands calligraphes en "cursive". Celui-ci raconte que les pousses de bambou et le thé sont de très bonne qualité et qu’on peut les lui livrer directement ; il s’agit d’une simple note. La signification de ces deux pièces n’a pas grande importance mais, en tant qu’œuvres calligraphiques,
ce sont des classiques intemporels.
Je pense que les Français ne connaissent peut-être pas la signification de ces calligraphies mais, parce que les traits de la calligraphie génèrent une valeur esthétique propre, ils arrivent cependant à les apprécier, même s’ils n’en comprennent pas le sens. De même, sans savoir à qui Beethoven a dédié sa "Symphonie héroïque", nous sommes néanmoins capables de l’apprécier.
C’est du même ordre.

N. M. : Comment définiriez-vous la couleur de l’encre qui, au premier coup d’œil, n’est que noire ?

F. Z. : C’est précisément ce qui distingue essentiellement la peinture chinoise de la peinture à l’huile. Le blanc et le noir sont deux couleurs absolument en opposition.
Le papier est blanc tandis que l’encre est noire.
Mais entre le noir de l’encre et le blanc du papier, il existe des transitions infinies : de "sec" à "mouillé",
de "concentré" à "dilué", etc. On pourrait dire qu’il y a des milliers de nuances imprévisibles. C’est justement grâce à cette compréhension de l’encre que les peintres chinois ont pu donner à la peinture chinoise (shui-mo-hua : peinture à l’encre) la place qu’elle occupe dans le monde. Sans elle, je pense que la Chine n’aurait pas une telle position au sein de l’art mondial.

Traduction de Chih-Min Chen



Qui est Fan Zeng ?
Né dans une grande famille de lettrés chinois, Fan Zeng est l’un des peintres chinois les plus connus en Chine et en Asie.
En dehors de la peinture, il excelle aussi en art calligraphique et en poésie classique. Outre ses activités d’artiste, il assume de nombreuses responsabilités dans l’enseignement, notamment comme professeur titulaire à l’université Nankai à Tianjin où il dirige des thèses en histoire et en littérature classique chinoises. Il est également directeur de recherche
à l’Institut national de l’art à Beijing (Pékin).
Il serait intéressant de souligner la longue lignée de lettrés de la famille Fan, durant treize générations (depuis la fin du XVIe siècle) sans interruption, ou de citer l’arrière-grand-père de Fan Zeng, Fan Dangshi, plus connu sous le nom
de Fan Bozi (1854-1905), illustre poète et homme
de lettres de la fin de la dynastie Qing, qui fut conseiller du célèbre homme d’État Li Hongzhang.
Cheng Pei



Fan Zeng dans son atelier à Paris,
octobre 2003.
 
Repères

• 5 juillet 1938 : Naissance à Nantong (province de Jiangsu).

• 1957 : Il entre à l’Institut central des beaux-arts de Beijing (Pékin) pour étudier l’histoire de l’art chinois et la peinture chinoise.

• 1984 : La ville de Okoyama, au Japon, construit une galerie d’exposition permanente de ses œuvres.

• 1986 : Fan Zeng fait une donation en vue de la création de la faculté des beaux-arts orientaux de l’université Nankai.

• 1990 : Première visite à Paris où il installe un atelier. Depuis, il passe quelques mois par an en France.

• 2003 : Fan Zeng est nommé directeur de recherche à l’Institut national de l’art, à Beijing.