Jacques Canetti : la découverte des auteurs-compositeurs-interprètes
Jacques Canetti (1909-1997) modela le paysage de la chanson française. Homme de radio, directeur de théâtre, organisateur de tournées, directeur artistique chez Polydor puis chez Philips, il fut également le premier producteur phonographique indépendant. Il est à l'origine de la carrière des auteurs-compositeurs-interprètes les plus marquants : de Charles Trénet à Jacques Higelin en passant par Jacques Brel, Georges Brassens et Raymond Devos. Entretien avec Françoise Canetti1 qui dirige aujourd'hui les ‘’Productions Jacques Canetti".
 
Chroniques : Pouvez-vous rappeler brièvement les débuts de la carrière de Jacques Canetti chez Polydor ?

Françoise Canetti : En répondant à une annonce parue dans Paris Soir, Jacques Canetti intègre Polydor, représentant français de la prestigieuse maison de disques, Deutsche Gramophon. Ce passionné de spectacles débute sa carrière, en rédigeant des étiquettes de disques et des fiches d'auteur pour les catalogues de Polydor. Remarqué par sa culture musicale, sa connaissance des langues – il est trilingue2 – et son dynamisme, on lui confie les enregistrements des disques de musique classique – notamment du Boléro de Ravel, en présence du compositeur – ou de variété. Il fréquente des cabarets tels le Lapin agile, à la recherche d'interprètes intéressants. C'était en 1928, il a à peine vingt ans.

Ch. : C'est à cette époque qu'il découvre le jazz ?

F.C : Il devient dans les années trente, correspondant de l'hebdomadaire anglais Melody Maker. Il est l’un des premiers à faire découvrir au public français ces nouveaux rythmes en animant la première émission de radio, Jazz Hot, consacrée à ce sujet. Auteur de la première anthologie du jazz, il réalise deux albums de sept 78 tours, avec les plus grands noms du jazz : Louis Armstrong, Benny Carter, Duke Ellington, Coleman Hawkins. S'improvisant organisateur de spectacles, il organise ensuite les premiers concerts de Duke Ellington, à Paris en 1933, puis de Louis Armstrong à Lausanne. Il montera leurs tournées.

Ch. : L'enregistrement d'un disque avec Marlène Dietrich lui confère une certaine notoriété ?

F.C : Polydor aurait aimé réaliser un disque avec Marlène Dietrich, alors immense vedette internationale après son succès dans L'Ange Bleu. Mais comment s’y prendre ? Mon père, qui parlait couramment l’allemand arrive à la contacter et la convainc de réaliser un disque avec deux chansons en français3. En septembre 1935, Marcel Bleustein-Blanchet4, jeune directeur de Publicis, qui vient d'acheter Radio LL, s'intéresse alors à lui. Il propose à mon père la direction des programmes de ce qui deviendra "Radio Cité". Jacques Canetti y invente toutes les formules radiophoniques utilisées encore aujourd'hui : radio-crochet, chroniques d'information encadrées par des spots publicitaires chantés5. Mais surtout, il utilise le radio-crochet comme tremplin pour des jeunes artistes. Par exemple, en 1938, le premier auteur-compositeur-interprète, Charles Trénet ou Édith Piaf, la même année… qui firent l’un et l’autre sauter le standard. Leurs carrières étaient lancées.

 
Ch. : Durant la guerre, Jacques Canetti, est obligé de quitter la France.

F.C : Soldat, on l'engage dans les télécommunications. Il parle plusieurs langues et peut décoder des messages. En 1942, les lois anti-juives l'obligent à quitter Paris. Françoise Rosay lui sauve la vie en l'engageant comme "secrétaire". Ils partent ensemble dans le Sud de la France et en Afrique du Nord où il crée le théâtre des Trois Ânes avec Georges Bernardet, Christian Vebel et Pierre-Jean Vaillard. Il organise avec eux des tournées de l’Algérie à l’Égypte pour soutenir l’action de René Capitan, qui représentait la France Libre et le Général de Gaulle en Afrique du Nord.

Ch. : Après la guerre, il reprend la firme Polydor, mise sous séquestre. C'est aussi le début de l'aventure des Trois Baudets qui dure jusqu’en 1962.

F.C : En 1947, mon père découvre un dancing situé à Montmartre en face du bar Le Chat Noir. En 1948, il le transforme en un théâtre de 247 places. Un petit théâtre laboratoire où mon père laisse aux artistes le temps de se rôder, de mûrir, de se frotter au public. Le Théâtre des Trois Baudets devient "le" lieu où s’épanouit une nouvelle chanson : celle des Auteurs-Compositeurs-Interprètes (les "ACI") . Une formule originale : une première partie avec cinq-six "ACI" ou humoristes inconnus, et une seconde partie composée d’une courte pièce de théâtre avec des textes de Boris Vian, Pierre Daninos ou François Billetdoux … Ainsi, dans une même soirée Henri Salvador, Félix Leclerc, Pierre Dac, Francis Blanche et toute l'équipe de La Rose Rouge – Rosy Varte, Michel Roux et Yves Robert – étaient sur scène. Ou encore Jean Yanne et Raymond Devos que mon père avait encouragé à interpréter ses propres textes. Il y en eut bien d’autres : Georges Brassens, Jacques Brel, Guy Béart, Boris Vian, Félix Leclerc, Bobby Lapointe, Anne Sylvestre, Jean Yanne, Mouloudji, Catherine Sauvage, Serge Gainsbourg, etc. La chanson a pris ses lettres de noblesse en étant ‘’engagée’’ dans son temps. Aujourd’hui, cette formule est banale. À l’époque, Boris Vian se faisait huer par les anciens d’Indochine avec Le Déserteur. Georges Brassens était interdit d’antenne avec Le Gorille.
Lorsque mon père flairait un vrai "ACI", il l’aidait avec obstination jusqu’à ce que l’alchimie avec le public s’opère. Le ‘’retour sur investissement’’ chez Philips existait déjà, bien sûr ! Mais quand mon père croyait au talent d’un artiste, il avait une force de persuasion inébranlable. ‘’Puisque ça me plaît à moi, ça plaira à d’autres, un jour", c’était sa devise.

"Écurie" Jacques Canetti

Georges Brassens - Jacques Brel - Francis Blanche - Guy Béart - Bruno Brel - Philippe Clay - Darry Cowl - Pierre Dac - Raymond Devos – Lenny Escudéro - Jacqueline François - Brigitte Fontaine - Serge Gainsbourg - Juliette Gréco - Jacques Higelin – Jean-Marie Humel - Boby Lapointe - Robert Lamoureux - Michel Legrand - Francis Lemarque - Félix Leclerc - Jeanne Moreau - Mouloudji - Magali Noël - Claude Nougaro - Patachou - Serge Reggiani - Catherine Sauvage - Anne Sylvestre - Charles Trénet - Henri Salvador - Cora Vaucaire - Boris Vian.

Il collabore aussi avec Marlène Dietrich, Simone Signoret, Yves Montand, Maurice Chevalier, Michel Simon.
Ch. : Comment ont débuté Georges Brassens, Jacques Brel ?

F.C : Mon père avait rencontré un soir chez Patachou, Georges Brassens. Il écrivait des chansons mais ne voulait pas les chanter ! Mon père l’a convaincu de les chanter, lui-même, aux Trois Baudets. Une véritable épreuve qui a duré deux-trois ans jusqu’à ce qu’il rencontre son public. Pour Félix Leclerc, le Canadien, la rencontre coup de cœur se produit lors d’un voyage de mes parents au Québec en 1951. Mon père l’enregistre au Québec et le lance en France en le faisant venir aux Baudets. En 1951, l’identité culturelle du Québec était totalement en sommeil. Le fait d’être reconnu par les cousins français a donné à Félix Leclerc une dimension politique, sociale et culturelle qui dure encore aujourd’hui.
Pour Jacques Brel, mon père a un tel coup de foudre qu’il l'engage immédiatement aux Baudets. Il eut des débuts scéniques difficiles, et deux disques sans succès. Philips ne voulait pas d’un "troisième" Brel. Mais mon père s’est entêté : sur ce troisième disque, il y avait Quand on a que l'amour … la carrière de Brel venait (non sans mal) de démarrer… Le théâtre des Trois Baudets, c'était une émulation. Tous les artistes se retrouvaient à la fin des spectacles au Chat Noir : Georges Brassens était formidable. Il était encourageant, drôle, positif. Il donnait des conseils à Boris Vian, encourageait Jacques Brel. Ils se critiquaient tous … pour trouver ensemble le bon chemin.

Ch. : Cette période s’achève en 1962 avec la vente des Trois Baudets et sa démission de Philips.

F.C : En 1962, mon père se retrouve dans une sorte de machine à produire du disque. L’industrie du disque se met en place avec son marketing, ses tubes, ses chansons yéyé … bref la carrière phonographique des artistes est gérée autrement. Mon père ne se reconnaît pas dans un système aussi ‘’productif’’’. Il a foncièrement envie de faire ce qui lui plait et d’être un artisan du disque. À la stupeur générale, il démissionne de la direction de Philips et crée le premier label de disques indépendant "les Productions Jacques Canetti". Il vend également les Trois Baudets.
On a donc changé de vie. C’était formidable cette leçon de courage ! Mon père, soutenu par ma mère Lucienne, allait à contre-courant de toutes les modes. Coup sur coup, il enregistre les premiers albums de Jeanne Moreau. Il met à la chanson Serge Reggiani avec deux albums magnifiques. Il "fait" les premiers albums de Jacques Higelin, de Brigitte Fontaine et de Jean-Marie Humel6. Il produit un somptueux coffret qui rassemble cent chansons de Boris Vian, demande à Simone Signoret d’enregistrer La Voix Humaine de Jean Cocteau, fait mettre en musique les chansons inédites de Jean Cocteau, etc … Bref, à contre-courant de tout, il enregistre, produit, monte des spectacles, sort tous les soirs pour découvrir de nouveaux "ACI".

Ch. : Quelles sont les orientations aujourd'hui des "Productions Jacques Canetti "?

F.C : Quand mon père est mort en 1997, nous avons tenu, mon frère Bernard et moi, à continuer de valoriser ce magnifique catalogue. Aidé par Universal (qui a dans son catalogue tous les enregistrements réalisés par mon père dans la période Philips et Polydor), nous avons ressorti les premiers albums de Serge Reggiani, de Jeanne Moreau, de Jacques Higelin, de Brigitte Fontaine, ou encore la seule et unique comédie musicale de Boris Vian que mon père enregistra dans les années soixante-dix. Et beaucoup d’autres petits trésors ! Nous avons repris le flambeau.
Aujourd’hui, avec la nouvelle "scène française", même si l’industrie du disque va mal, nous restons optimistes. Nous allons sortir à la rentrée de nouveaux albums d’auteurs-compositeurs-interprètes, connus et moins connus. Les bonnes chansons résistent et s’imposent toujours. Écoutez Star Académy, les chanteurs y interprètent des "classiques" … et le jeune public ne s’y trompe pas.

Propos recueillis par Florence Groshens




1. Françoise Canetti est la fille de Jacques Canetti. Avec son frère Bernard Canetti, elle dirige aujourd'hui la société de production Jacques Canetti.
2. Orphelin de père, une enfance mouvementée l'amène avec sa mère et ses deux frères successivement en Autriche, en Suisse, en Allemagne, en Angleterre, et en France.
3. Assez et Je m'ennuie.
4. C'est de retour d'Allemagne, que Marcel Bleustein-Blanchet souhaite créer un outil d'information aussi puissant que les moyens de propagande hitlérienne, pour contrer la menace du nazisme, dont les Français, à l'époque, sont totalement ignorants : il rachète une radio "en faillite".
5. Jacques Canetti est l'auteur des trois petites notes du premier slogan publicitaire "Dop, Dop, Dop". Citons parmi les émissions les plus populaires : le concours L'Oréal et Monsavon, et des feuilletons comme " La Famille Duranton".
6. Jean-Marie Humel est un chanteur alsacien qui a connu un succès en Allemagne.


En savoir plus

Jacques Canetti, On cherche jeune homme aimant la musique, Calman-Lévy, 1978.
Consultable au département Audiovisuel, libre accès, Rez-de-jardin

Productions Jacques Canetti : www.jacques-canetti.com