Les acquisitions de la BnF
Livres rares - Le Livre des passe-temps
  En 2005, la BnF a bénéficié pour la première fois de la loi du 1er août 2003, relative au mécénat et des avantages fiscaux qu'elle étend aux entreprises, lorsque ces dernières aident l'État à acquérir des trésors nationaux conservés en France ou lui permettent de faire revenir de l'étranger des biens culturels d'intérêt majeur. En déduisant de son bénéfice imposable 90% de la valeur du Livre des passe-temps, Alain Aubry, président-directeur général du Club français du livre, a manifesté concrètement et fort judicieusement l'intérêt qu'il porte, de longue date, aux collections de la BnF et le soutien généreux qu'il leur accorde.
 
Le Livre des passe-temps. Cet ouvrage de divination, par le jet de deux dés, propose vingt questions sur l'avenir réparties autour d'une roue de la Fortune portant quatre hommes, reliés à vingt rois, eux-mêmes associés à des planètes et signes astrologiques; une table des tirages des dés mène aux sentences énumérées par vingt prophètes, offrant chacun cinquante-six réponses de trois vers. Ce dispositif complexe, reposant sur une iconographie originale et abondante, connut un vif succès de la fin du XVe siècle au début du XVIIe siècle, avec des éditions en italien, en français ou en anglais. Bon nombre d'entre elles ont dû disparaître sans trace, comme il est normal pour un genre populaire, plaisant au public mais méprisé des savants.

L'exemplaire, seul connu d'une édition de la traduction française du Libro delle sorti de Lorenzo Gualtieri, dit "Lorenzo Spirito" (vers 1425-1496), pose de passionnants problèmes bibliographiques.
Cinq éditions incunables en italien sont connues, publiées de 1482 à 1500. En français, deux éditions réputées incunables existent en un seul exemplaire: celle-ci et une autre, conservée à la Bibliothèque nationale autrichienne de Vienne.Toutes deux comportent les bois gravés venant d'une édition italienne imprimée à Brescia en 1490 par Bonino de' Bonini, mais plus usés – dont la roue de Fortune aux phylactères retaillés pour accueillir les légendes en français. Elles ont été attribuées tour à tour à Lyon, Genève,Venise ou l'Italie du Nord, entre 1490 et 1500.
Le lieu d'impression pose question. L'édition emploie trois caractères gothiques différents, dont deux fréquents en Italie du Nord, mais le troisième – un petit corps avec deux formes de M – orientant plutôt vers Lyon au tournant du siècle. Les filigranes des papiers (balance, tête de boeuf surmontée d'une rose, chapeau de cardinal) sont fréquents surtout en Italie du Nord. La traduction est due à Anthitus Faure, poète italianisant, chapelain des ducs de Bourgogne puis, vers 1499, au service de l'évêque de Lausanne et du duc de Savoie, auteur d'une autre traduction : Les deux vrays amans de PieII, imprimée à Lyon vers 1494-1497. Ce que l'on connaît de lui peut expliquer les italianismes du texte.
La carrière de l'imprimeur itinérant Bonino de' Bonini (ou Dobrisa Dobricevic, un Dalmate de Raguse) serait à réexaminer. On le rencontre d'abord à Venise en 1478-1479, puis à Vérone en 1481-1483. De 1483 à 1491, il devient le plus prolifique imprimeur de Brescia, avec des éditions d'auteurs antiques ou médiévaux, quelques ouvrages liturgiques et des publications éphémères dont le Libro delle sorti. Il s'installe ensuite, avec des éclipses – on l'aurait signalé à Milan –, de l'autre côté des Alpes, à Lyon, où il abandonne le métier d'imprimeur, tout en poursuivant une profitable carrière de libraire et sans doute d'espion jusqu'en 1503, date probable de son décès. A-t-il transporté ses bois, ou les a-t-il vendus lors d'une de ses étapes?
Quoi qu'il en soit, ce livre, apparu en 1837 à Londres, puis en 1847 à Paris lors d'une des ventes Libri, relié ensuite par Chambolle-Duru, appartint en 1910 au collectionneur Charles Fairfax Murray puis à Charles Gillet, industriel lyonnais établi à Lausanne, avant d'intégrer en 1959 la fondation Otto Schäfer à Schweinfurt. Les heureuses dispositions de la loi sur le mécénat d'entreprise ont permis à cet étonnant témoignage de rejoindre, en 2005, un abri définitif à la BnF.

Nicolas Petit