|
Chroniques : L'exposition Madame Du Châtelet. La
femme des Lumières, à laquelle vous avez apporté
votre conseil scientifique, nous fait découvrir une femme
exceptionnelle et emblématique de l'esprit des Lumières.
Pour quelles raisons convenait-il de lui rendre aujourd'hui
hommage ?
E. Badinter © drfpodilejacob |
Élisabeth Badinter : L'exposition de la BnF est un acte militant.
Elle donne un coup de projecteur sur une femme d'un intérêt
majeur, qui est véritablement la première à avoir été une
authentique femme de science en France. Alors que la BnF
consacre aux Lumières une exposition et une série de
manifestations, il était juste de faire connaître au public cette
personnalité complètement atypique, à la fois véritable fruit du
XVIIIe siècle et de sa classe, mais aussi résolument contemporaine.
Cette belle ambitieuse a utilisé pleinement la liberté que l'esprit
conquérant de certaines femmes de cette époque a su gagner.
C'était une femme à la personnalité double, à la fois très
féminine et très virile. Une intellectuelle du plus haut niveau,
une vraie scientifique, qui a fait un travail de traduction et de
commentaire très sophistiqué de Newton, et à laquelle on doit
l'introduction de la pensée de Leibniz dans notre pays.
C'était
aussi une femme passionnée, légère, coquette, sensuelle qui avait
des talents d'artiste, adorait jouer la comédie et chanter des airs
d'opéra. Elle a vécu avec Voltaire une relation très forte, faite de
fusion et d'indépendance, de passion et de complicité. C'est elle
qui a attiré Voltaire vers la métaphysique. Elle a eu plus d'influence
sur lui que lui sur elle. Leur relation, nourrie d'amour nécessaire
et d'amours contingentes, a des analogies avec celle de Sartre et de Beauvoir. Elle est très proche de nos modèles contemporains
à une exception près : son rôle de mère, qu'elle a rempli comme
un devoir, à la manière de son époque.
Ch : En quoi Émilie Du Châtelet était-elle particulièrement
représentative de l'esprit des Lumières ?
E. B. : L'un des traits essentiels de l'esprit de cette époque consiste
en un rejet de l'irrationnel,
du dogmatisme et de l'intolérance.
Les hérauts de cette époque affirmaient qu'aucune autre autorité
que la Raison et, au premier chef,
les pressions religieuses et
idéologiques, ne devait régir la pensée. Les Lumières ont écarté
la bien-pensance des siècles précédents.
Madame Du Châtelet,
qui a fait preuve pour l'époque d'une grande audace en examinant
tout au crible de la raison et en particulier la Bible, est une
agnostique et peut-être même une secrète athée. En cela aussi
c'est une parfaite fille des Lumières.
Ses enseignements pourraient être de poids au regard de
l'actualité car, en remettant en cause les dogmes, on ouvre
la porte à la liberté de penser.
Comme les hommes des Lumières, elle s'autorise à réfléchir par
elle-même y compris contre Voltaire. Il y a chez elle une volonté
de libération par le savoir, que nous avons un peu perdue
aujourd'hui. Les femmes de la haute société au XVIIIe siècle
avaient la liberté d'aller et de venir, de s'exprimer, de s'instruire.
Un nombre plus grand qu'on ne le croit en a usé. J'ai beaucoup
de tendresse et d'admiration pour toutes celles qui ont été de vraies savantes, telles l'anatomiste Marie d'Arconville ou
madame Lepaute qui avait effectué les calculs si complexes
du retour de la comète en 1759.
Il faudrait que revive cet esprit.
La Révolution, en privilégiant les thèses de Rousseau, a contribué
à l'enfermement des femmes. Le Code civil de Napoléon les a mises sous tutelle. Ce n'est qu'à la fin de la seconde guerre
mondiale qu'elles retrouveront une plus grande liberté.
Ch : Pensez-vous que l'esprit des Lumières soit encore vivant
et puisse nous inspirer dans nos combats d'aujourd'hui ?
E. B. : Je suis pessimiste. On revient aujourd'hui, sans s'en rendre
compte, à une pensée obligatoire qui ressemble fort au dogmatisme
d'antan. Les leçons d'histoire ne servent à rien. D'anciens sujets
tabous, telle la religion, sont redevenus intouchables. Essayez
donc de faire jouer le Mahomet de Voltaire sur une scène française
et vous verrez ce qu'il se passera. Sans parler de nouvelles
questions qui se posent aujourd'hui comme la violence ou
la pédophilie féminines. Essayez de montrer que toutes
les victimes ne sont pas innocentes et vous entendrez siffler
l'anathème. Notre liberté de penser se restreint peu à peu.
Il n'est que temps de reprendre le combat des Lumières.
Propos recueillis par Marie-Noële Darmois |
Colloque
Tricentenaire de la naissance de la marquise Du Châtelet
Site François-Mitterrand
Grand Auditorium
9h – 18h. Entrée libre
Jeudi 1er juin et vendredi 2 juin 2006
Avec Élisabeth Badinter, conseiller scientifique de l'exposition
Madame Du Châtelet. La Femme des Lumières |