L'héritage des Lumières
  L'exposition Lumières ! un héritage pour demain interroge la pensée des Lumières, qui s'est constituée dans plusieurs pays d'Europe au XVIIIe siècle et demeure vivante parmi nous.
Tzvetan Todorov, directeur de recherches honoraire au CNRS, historien et philosophe,
co-commissaire de cette exposition, nous en explique la genèse et rappelle les fondements des Lumières, qui inventèrent le monde moderne.
  Chroniques : Pourquoi cette exposition ?

Tzvetan Todorov : Le projet de cette exposition est né dans l'esprit de Jean-Noël Jeanneney, après un voyage aux USA peu après le 11 septembre 2001, comme un indispensable manifeste contre les intolérances. Un groupe d'intellectuels s'est réuni autour de moi, Jean-Claude Guillebaud, Pierre-Henri Tavoillot, Heinz Wismann,
qui a donné une première forme au projet. Je leur ai demandé ensuite des contributions pour le catalogue, ainsi qu'à Jürgen Habermas, Marcel Gauchet, Luc Ferry et Philippe Raynaud. J'ai travaillé en parfaite intelligence avec l'équipe des conservateurs de la BnF, animée par Yann Fauchois, également commissaire. L'exposition ne se veut pas seulement historique. Elle voudrait aussi interroger le sens des Lumières aujourd'hui pour, de cet héritage, tirer des leçons pour demain.

Ch : Quelles est la genèse de la pensée des Lumières ?



Tzvetan Todorov
© Emmanuel Robert / Opale
T.T. : La pensée des Lumières s'est constituée dans plusieurs pays d'Europe entre 1715 et 1789. Il s'agit d'un moment, non d'innovation radicale mais plutôt de synthèse de ce qui était engagé dans l'espace européen depuis la Renaissance. Les Lumières ont absorbé et articulé des opinions qui, dans le passé, se combattaient. Elles sont à la fois rationalistes et empiristes, héritières de Descartes comme de Locke, attirées par l'universel et le particulier, chantant l'éloge de l'art et de la nature. Les ingrédients sont anciens, mais leur combinaison est neuve et, surtout, c'est à ce moment que les idées commencent à se traduire en actes.
Autre caractéristique majeure, les Lumières sont multiples. Elles sont issues de quatre pays principaux : l'Angleterre, la France, les pays germaniques et les pays de l'Italie. La pensée des Lumières est portée par de très nombreux individus qui, de pays à pays comme à l'intérieur de chaque pays, passent leur temps en d'âpres discussions. Les individus sont même souvent brouillés les uns avec les autres ! L'Encyclopédie en est le parfait témoignage avec ses plus de 160 collaborateurs qui n'ont pas cherché à produire une œuvre rigoureusement systématique. Au sein de cette multiplicité, nous reconnaissons pourtant l'existence d'un esprit commun des Lumières.

Ch : Quels sont les ressorts de cet esprit ?

T.T. : Le premier trait constitutif de la pensée des Lumières consiste en l'exigence d'autonomie des êtres humains. Débarrassés des tutelles extérieures – en tout premier lieu de la tutelle religieuse, sous laquelle les hommes vivaient avant les Lumières –, ils doivent disposer d'une entière liberté d'examiner, de questionner, de mettre en doute,
de critiquer sans qu'aucun dogme ou institution ne soit sacré. Cette idée se décline sur deux grands plans : celui de la société et celui de l'individu. La première autonomie conquise est celle de la connaissance, qui ouvre la voie royale à l'épanouissement de la science et à la diffusion du savoir, à l'éducation sous toutes ses formes. L'exigence d'autonomie transforme profondément les sociétés politiques. Elle prolonge et accomplit la séparation du temporel et du spirituel.
Le principe de la souveraineté reçoit un contenu nouveau: ce sont les peuples eux-mêmes qui décident des lois selon lesquelles ils auront à vivre.
Ce même principe bouleverse également la vie de l'individu, qui va gérer en son nom propre un territoire qui échappe à l'emprise de la communauté. Il peut faire le choix de sa religion et exiger liberté d'opinion, de pensée, d'expression dans sa vie publique ou privée (mariage, amour, formes d'éducation). L'aspiration au bonheur remplace la quête du salut.
Deux restrictions circonscrivent l'espace de l'autonomie. La première, c'est la finalité humaine de nos actes. La pensée des Lumières est un anthropocentrisme. Le bien-être humain devient la fin ultime des actions des individus comme des communautés. La seconde restriction consiste à affirmer que les êtres humains possèdent des droits inaliénables en tant que membres de l'espèce : droit à la vie, à l'intégrité de leur corps. L'appartenance à l'humanité universelle est perçue comme plus fondamentale que l'appartenance à telle ou telle société. "Je me plais d'être citoyen de la grande ville du monde", résumait Diderot. Il s'ensuit de cette universalité que les hommes sont égaux en droit et que l'aliénation de la liberté d'un être ne peut être légitime.
De plus en plus, des voix réclament la même éducation pour les garçons et les filles. Des pans entiers de la vie publique s'ouvrent aux femmes. L'esclavage sera combattu jusqu'à l'abolition au XIXe siècle.

Ch : Comment pouvons-nous aujourd'hui retrouver les Lumières ?

T.T. : Il n'est pas question d'un retour pur et simple au passé. Leur monde n'est pas le nôtre. C'est une refondation que nous devons opérer, qui préserve l'héritage du passé en le soumettant à un examen critique. Nous en avons besoin car, contrairement à ce qu'espéraient certains des représentants des Lumières, l'humanité n'atteindra jamais l'âge de la majorité. La croyance en un progrès continu a été ébranlée au XXe siècle par les atrocités commises par les hommes : dérives du communisme, Holocauste, génocides… Mais Rousseau n'en aurait pas été surpris : il pensait que tout progrès se paie d'une perte sur un autre plan. L'esprit des Lumières est sorti victorieux de son combat contre l'obscurantisme, il est cependant menacé aujourd'hui par ses propres détournements. Il faut mener ce nouveau combat.

Propos recueillis par Marie-Noële Darmois


Lumières ! un héritage pour demain
Du 1er mars au 28 mai 2006
Site François-Mitterrand. Hall Est
Entrée : 7 €. Tarif réduit : 5 €
En partenariat avec Le Monde, France Culture, Télérama, Le Magazine littéraire et TV5.
Commissaires : Tzvetan Todorov et Yann Fauchois.