Les Lumières, une pensée fondatrice
  La pensée des Lumières est au fondement de notre identité moderne. Une exposition en présente l'héritage et s'interroge sur l'actualité des valeurs dont elle a été porteuse.
 
Jean-Baptiste-Louis Clouet, Carte d’Europe divisée en ses empires et royaumes. Paris, 1776. © BnF/Cartes et plans.

La pensée des Lumières s'est développée au XVIIIe siècle, époque de mobilité et de communication, qui a brassé les hommes, les choses et les idées, dans et à travers les frontières politiques ou géographiques de l'Europe.
Elle a constitué un ensemble imbriqué de savoirs théoriques et pratiques, dont les valeurs ont permis une sortie de l'ancien monde. L'Europe des Lumières a été un temps intense d'échanges et de débats, qui ont contribué à forger une certaine unité à ce mouvement et à bâtir l'embryon d'une conscience européenne, comme le souligne Yann Fauchois, conservateur au département Philosophie, histoire, sciences de l'homme de la BnF et commissaire de cette exposition aux côtés de Tzvetan Todorov.
La définition donnée par Kant en 1784 à ce mouvement insiste sur l'idée que la raison philosophique avec laquelle les hommes des Lumières ont investi le monde a correspondu plus à une énergie qu'à un contenu doctrinal. Il s'agit d'une dynamique, une "marche" dirait Kant, vers l'émancipation de la personne humaine par la connaissance, l'acquisition par l'homme de son autonomie intellectuelle, une libération des vérités imposées de l'extérieur, qui maintenaient l'humanité en tutelle.
L'exposition de la BnF propose une lecture synthétique de ce mouvement à partir de quelque deux cent cinquante œuvres significatives du siècle des Lumières, rassemblées pour nous rappeler l'héritage intellectuel et moral qu'il nous a légué. Manuscrits et livres des plus grands auteurs européens de l'époque, dont Rousseau, Diderot, Montesquieu, Vico, Kant, Fielding..., tableaux de maîtres (Watteau, Chardin, Boucher, Greuze, Fragonard, Magnasco, Guardi, Reynolds...), nombreuses estampes, journaux, instruments scientifiques côtoient des documents audiovisuels commandés pour l'occasion et présentant l'œuvre de dessinateurs contemporains.

Deux figures tutélaires : Rousseau et Mozart
L'ouverture de l'exposition est placée sous le signe de deux figures tutélaires, exemplaires de l'esprit des Lumières, Jean-Jacques Rousseau et Wolfgang Amadeus Mozart, représentés l'un et l'autre par des œuvres emblématiques : le premier par l'édition originale du Discours sur l'origine de l'inégalité (1755), le second, né en 1756, par la partition manuscrite de son opéra Don Giovanni. Deux personnages qui, bien qu'à certains égards marginaux (Mozart n'est pas un penseur ; Rousseau sera en conflit avec les autres philosophes, en particulier avec le groupe de L'Encyclopédie), auront laissé une œuvre permettant d'aborder cet esprit encore vivant.
L'antichambre de l'exposition plonge le visiteur au cœur d'un caractère majeur de l'époque : l'aspect foncièrement européen de ce mouvement d'idées, né à travers plusieurs cultures nationales, (les Lumières, l'Aufklärung, l'Illuminismo, l'Enlightenment).
L'exposition, tout entière émaillée d'œuvres anglaises, françaises, italiennes et allemandes, rend compte de ce brassage. "Il n'y a plus aujourd'hui de Français, d'Allemands, d'Espagnols, d'Anglais même, quoi qu'on en dise, il n'y a que des Européens", écrit Rousseau en 1771. Une galerie de peintures réunit dans un espace central vingt-quatre tableaux illustrant les grands thèmes de la pensée et de l'expérience des Lumières, abordés dans les différentes sections de l'exposition.

La libération des esprits
"Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières", écrivait Kant. Ce rejet des autorités extérieures vise, en tout premier lieu, la tutelle exercée par la religion sur les comportements et les consciences.
Cette libération des esprits est facilitée par l'observation et la description des croyances du monde entier à laquelle se livrent les hommes des Lumières.
Les peuples de la terre ne prient pas les mêmes dieux. Des religions proches, comme l'islam ou le judaïsme (objet des réflexions de Mendelssohn en Allemagne ou de l'abbé Grégoire en France) ou des religions plus lointaines, celles de l'Inde ou de la Chine, celles des"païens" d'Océanie, d'Afrique noire ou d'Amérique, font à cette époque l'objet de descriptions très détaillées.
De nombreuses estampes témoignent également de cet intérêt. Ce recensement universel vise à conduire à une attitude de tolérance et à une défense de la liberté de conscience illustrée, notamment dans les écrits de Voltaire autour de l'affaire Calas ou de Lessing (Nathan le Sage). Les travers de l'Église chrétienne sont dénoncés : les jansénistes en proie à des crises mystiques sont ridiculisés, les jésuites sont attaqués. Les fidèles représentés par Hogarth s'endorment pendant le prêche ! Le grand courant des Lumières se réclamera de la religion naturelle, du déisme ou d'une de leurs nombreuses variantes, qui engageront le débat avec les tenants du matérialisme radical et de l'athéisme,
parmi lesquels Helvétius ou d'Holbach.
Parallèlement à ces débats philosophiques, apparaît une littérature plus populaire, témoignant de l'extension de l'athéisme (Thérèse philosophe, Almanach des honnêtes gens). Un exemple exceptionnel de convictions athées est représenté par le Testament du curé Meslier, dont le manuscrit figure dans l'exposition. Libérés de leurs jougs anciens,
les hommes fixeront leurs lois à l'aide de moyens purement humains, disponibles pour tous : la raison et l'expérience.

La conquête de l'autonomie par la connaissance
La première autonomie conquise sera celle de la connaissance, qui ouvre la voie à la science. La figure scientifique tutélaire du siècle est Newton, le savant qui a su réduire à un principe simple les mouvements des corps dans le ciel comme sur Terre. Madame Du Châtelet et Voltaire se font les propagandistes de ses idées en France.
Des gravures de l'époque montrent les expériences sur l'électricité ou sur le paratonnerre, de même que les innovations techniques qui résultent des progrès de la science. Quelques instruments provenant du Conservatoire national des arts et métiers illustrent ces progrès, ainsi que la balance de précision de Lavoisier. L'éducation et la pédagogie tiennent une place centrale dans le discours des Lumières. Sociétés savantes et académies s'organisent, discutent et diffusent les nouvelles connaissances scientifiques tandis que l'ordre encyclopédique rassemble le savoir en un système général (Cyclopaedia de Chambers, Encyclopédie de Diderot et d'Alembert).
Le siècle des Lumières est un siècle de dictionnaires où l'imprimé joue un rôle essentiel et où l'éducation est mise en avant (gravures de Chardin, de Greuze). En 1762, paraît le chef-d'œuvre de Rousseau, Émile, ou De l'éducation. Les progrès de la science invitent certains à une vision déterministe et mécanique de l'homme (La Mettrie, L'homme-machine). Quelques esprits s'engagent dans la voie de l'utopie en imaginant des cités idéales comme Boulée, Fontaine ou Ledoux.

La quête du bonheur
La conquête de l'autonomie consacre l'avènement de l'individu, qui a investi un espace dont il commence à disposer souverainement. Les fins terrestres remplacent les fins célestes. La quête du bonheur prend le pas sur celle du salut. En témoignent les tableaux des peintres qui situent les charmes de la vie (Watteau), les amusements de la vie privée (Chardin), la félicité villageoise (Freudenberger), où l'homme goûte des plaisirs terrestres, pratique les arts et la lecture. Les romans d'amour rencontrent un vif succès (Manon Lescaut, de l'abbé Prévost, Julie ou La Nouvelle Héloïse de Rousseau).
Un brouillon manuscrit extrait de ce dernier roman, nouvellement acquis par la BnF,
est montré dans l'exposition. Les artistes incarnent une forme d'accomplissement humain, car ils disposent de la liberté du créateur. La critique et l'histoire de l'art prennent leur essor sous la plume de Diderot et de Winckelmann, la réflexion esthétique dans les écrits de Lessing (Laokoon) et de Kant (Critique de la faculté de juger).
Plus généralement, c'est toute la vie publique qui se trouve entraînée par ce mouvement. La vie de la cité tend à s'organiser en vue du bien-être de tous. C'est tout particulièrement la ville, qui offre le cadre le plus favorable à la protection de la liberté des individus.
"La ville est la vraie scène de l'homme de lettres", déclare David Hume. Les salons et les cafés, les jardins et les rues donnent l'occasion de se rencontrer. Une section de l'exposition est ainsi consacrée à Londres, Paris et Venise. La désacralisation atteint tous les secteurs de la vie publique, le travail, la justice. Le débat permet d'éclairer les opinions. Les premiers quotidiens commencent à circuler. Si le cercle des lecteurs s'élargit et l'alphabétisation progresse, leur prix relativement élevé les réserve encore à une minorité ; ils donnent parfois lieu à des lectures commentées en groupe (Lecture du journal au jardin des Tuileries).

L'État au service du bien public
L'ordre politique est remis en cause."Tout pouvoir sans bornes ne saurait être légitime, parce qu'il n'a jamais pu avoir d'origine légitime" (Montesquieu). Pour les Lumières,
le pouvoir politique réside dans le peuple souverain. Et si tout citoyen est membre du peuple de plein droit, tous devraient être égaux devant la loi. Ce principe d'égalité est difficilement réalisé. En particulier, l'accession des femmes à la vie publique, leur émancipation dans la vie artistique ou intellectuelle, leur droit à l'éducation sont largement contestés, bien que défendus par des auteurs comme Laclos ou Condorcet. L'esclavage existe toujours.
Il provoque pourtant de vives protestations, comme en témoigne un pamphlet de Condorcet. Les pauvres sont toujours méprisés. Les artistes s'emploient pourtant à montrer qu'ils méritent le respect autant que les nobles ou les riches (Les Soldats de Watteau,
Les Marchands de rue
de Greuze). Les écrivains mettent en valeur les serviteurs (Jacques le fataliste de Diderot, Le Mariage de Figaro de Beaumarchais).
L'État doit se mettre au service du bien public. Si c'est le monarque qui exerce cette tâche, c'est le despotisme éclairé (figurent dans l'exposition les écrits manuscrits de Frédéric II, les lettres que Catherine II adresse à Voltaire).
Si c'est le peuple, par l'intermédiaire de ses représentants, c'est la République. La thèse défendue par Rousseau dans Du contrat social est que l'État incarne la volonté générale en prenant en compte toutes les différences. Montesquieu exige dans De l'Esprit des lois que l'autonomie de l'individu n'en soit pas pour autant abolie. Les principes d'égalité et d'exercice de la liberté se trouvent contenus dans une exigence d'universalité, qui a quitté les dogmes et s'incarne désormais dans ces droits de l'homme nouvellement reconnus. "Tout ce qui tient à la nature humaine se ressemble d'un bout de l'univers à l'autre" (Voltaire).
Tous les hommes participent d'une même nature. Explorateurs et savants parcourent le monde pour mieux le connaître. Gravures et dessins montrent les mœurs des habitants indigènes de l'Amérique et de l'Afrique, la vie quotidienne des pays du Proche-Orient, de l'Inde ou de la Chine. Les Européens commencent aussi à se décrire comme une population parmi d'autres. On découvre l'histoire à partir de ces récits, les esprits philosophiques tentent de vastes synthèses (Voltaire, Essai sur les mœurs). La confrontation invite aussi à tourner vers soi un regard critique (Montesquieu dans les Lettres persanes, Swift dans Les Voyages de Gulliver).
Si la pensée des Lumières est une œuvre de l'Europe, d'autres civilisations en sont, sous certains aspects, parfois très proches. Elle est commune à toute l'humanité. À l'issue de l'exposition, une série d'entretiens audiovisuels avec des spécialistes de différentes cultures extra-européennes esquissent des rapprochements avec elle. Anne Cheng y souligne comment la Chine apparaissait aux yeux des penseurs des Lumières comme une référence majeure. Abdelwahab Meddeb explique qu'entre 750 et 1050, des auteurs ont usé d'une étonnante liberté de pensée dans leur approche des religions et du phénomène de la croyance. Charles Malamoud éclaire certains traits des mouvements de pensée de l'Inde précoloniale, qui peuvent se comparer aux Lumières européennes. Elikia M'Bokolo donne quelques exemples de convergences qui se sont manifestés à plusieurs reprises dans l'Afrique ancienne. Enfin, Denis Lacorne rappelle que l'Amérique du Nord a été aussi profondément marquée que l'Europe par l'influence de la philosophie des Lumières. La déclaration d'indépendance rédigée par Jefferson et les déclarations des droits de l'homme, intégrées dans les préambules des constitutions des nouvelles républiques du Massachusetts, de Virginie ou de Pennsylvanie, en sont les témoignages les plus manifestes.

Actualité des Lumières
L'actualité toujours vivante des thèmes des Lumières est soulignée dans l'exposition au travers d'entretiens filmés présentant l'œuvre de dessinateurs contemporains, qui illustrent les grandes thématiques des Lumières : Marjane Satrapi, auteur de Persépolis, où elle témoigne de son vécu dans l'Iran des mollahs, évoque la religion et l'athéisme ; Gottlieb, dans les Rubriques à brac duquel revient de manière récurrente la figure de Newton, représente la science et l'éducation ; Claire Brétecher, créatrice d'Agrippine, met en avant l'individu ; Jean-Philippe Stassen, qui a décrit les massacres du Rwanda dans sa bande dessinée Deo Gratias, symbolise "le monde un et pluriel" ; Schuiten et Peeters,
par leur regard sur la ville d'aujourd'hui et de demain, dépeignent "l'espace public" ; Plantu, à travers une dizaine de dessins sur des sujets sensibles, représente "l'ordre politique".
Ce questionnement de l'actualité, très emblématique de notre culture où l'image, expression contemporaine ouverte à tous et faisant appel autant à l'intellect qu'à la sensibilité, tient une place de premier plan, renouvelle des problématiques anciennes, tout en en démontrant à l'évidence la permanence.

Dossier rassemblé par Marie-Noële Darmois


Grandes conférences de la BnF - Institut de France - Fondation Del Duca

Que sont les Lumières devenues?
Site François-Mitterrand. Grand auditorium
18h30 – 20h. Entrée libre

Mercredi 3 mai 2006
Quelle actualité pour les Lumières ?
Avec Élisabeth Badinter et Tzvetan Todorov

Mercredi 17 mai 2006
Les Lumières en procès.
Avec Alain-Gérard Slama et Jacques Julliard

Mercredi 24 mai 2006
Lumières et philosophie politique.
Avec Marcel Gauchet et Luc Ferry

Mercredi 31 mai 2006
Les Lumières dans le monde.
Avec Anne Cheng, Charles Malamoud, et Denis Lacorne