Sean Scully, peintre et graveur
Sean Scully, artiste américain d'origine irlandaise, qui partage son temps entre New York, Munich et Barcelone, a donné en 2004 un très important ensemble d'estampes à la Bibliothèque nationale de France, qui lui consacre une exposition.
Backs Fronts Windows. Gravure sur bois. 1991-1993. Imprimeur : Garner Tullis

Né à Dublin en 1945, Sean Scully, peintre de formation, se rattache au mouvement de l'expressionnisme abstrait qui tient la peinture pour intimement liée à la biographie de l'artiste, à son énergie intellectuelle et affective. "Si vous prenez Matisse, Mondrian, Rothko, alors vous avez mon travail", dit-il, rendant ainsi un sincère hommage à ces trois grands peintres envers lesquels il se sent une dette : dette envers Matisse pour la vitalité des couleurs, mais Matisse est le virtuose de l'arabesque. Envers Mondrian, à qui il emprunte le rythme vertical-horizontal, mais Mondrian est le maître de la stricte composition orthogonale et n'utilise que des couleurs primaires. Envers Rothko, dette la plus évidente sans doute, pour ses rectangles à contours estompés, ses plages de couleurs souvent disposées en trois bandes horizontales.
Si Scully juge les œuvres de Rothko "sévères et géométriques, mais habitées par un désespoir sensuel",
cette remarque pourrait s'appliquer aux siennes. Nombre d'autres peintres suscitent son admiration, – des maîtres anciens comme Masaccio jusqu'aux Fauves, en particulier Derain, et d'illustres contemporains tels Jackson Pollock, Jasper Johns ou encore le Français Morellet pour son style dépouillé et ses compositions élémentaires, – mais on ne peut dénier au travail de Sean Scully une forte personnalité.
Chaque artiste élabore son vocabulaire graphique, son style propre. Scully a créé un langage abstrait fondé sur la bande, la rayure. En cela il n'est pas le premier, à la suite de Mondrian, de Jasper Johns et d'autres. Jean Hélion lui-même s'y essaya, Frank Stella également. Au moyen de cette forme simple, qui peut être ennuyeuse si elle est uniforme, répétitive et statique, Scully réussit à créer des images étonnamment dynamiques et d'une grande force émotionnelle.
Dans les années 1970, il commence à superposer et entremêler des rayures régulièrement espacées pour former des treillis colorés, peints à l'acrylique, évoquant l'idée de cage. Puis il se met à peindre uniquement des bandes horizontales, dans une palette à dominantes nocturnes. Les œuvres exécutées entre 1975 et 1980 correspondent à l'esthétique minimaliste de l'époque, déjà déclinante. Il juxtapose rayures horizontales et verticales. Son grand polyptyque Backs and Fronts (1981), qu'il considère comme un manifeste, ne comporte pas moins de dix panneaux de format différent,
et réfute les notions traditionnelles d'agencement ou d'unité pour frayer la voie à une liberté d'expression, à une souplesse nouvelles.
Désormais, il ne peindra plus de la même manière. Il s'agit, pour lui, d'animer, d'humaniser ce qu'il appelle une espèce d'apathie de l'abstraction, de lui redonner corps et sensualité, en l'ancrant dans le réel.
Il peint à main levée et abandonne l'acrylique pour l'huile. Sa peinture prend du corps, sa palette s'intensifie. Outre la richesse des teintes, il introduit dans son travail le dessin, les proportions, les superpositions, les dégradés. Il découvre la gestuelle picturale, les coups de pinceaux énergiques dont la peinture garde la trace, dont les poils tracent des sillons dans la pâte humide. Sans cesse, il joue sur l'opposition entre transparence et empâtement, fluidité et matière, densité et limpidité. Sa peinture acquiert quelque chose d'émotif, de suggestif, de sensuel et de déroutant. Elle rayonne de son énergie vitale, avec une sorte de violence contenue. L'artiste ne peint plus seulement avec sa tête, mais avec son corps, le geste emportant tout son être. En un certain sens, sa démarche est proche de celle de Jackson Pollock. Scully a d'ailleurs défini sa peinture comme une réconciliation entre la liberté de Pollock et la discipline de Mondrian.


Sean Scully © Fabrice Gibert. Courtesy Galerie Lelong
"Une abstraction ancrée dans le monde"
Artiste abstrait ? Peut-être, pour qui ne cherche pas à pénétrer l'œuvre.
Ses titres sont révélateurs. D'abord conventionnels (Composition, Diptyque...), ils prennent une signification particulière dans les années 1980, faisant référence à des noms de lieux, de personnes, de saisons, d'œuvres littéraires. Plus qu'aux charmes de la nature, Scully est sensible aux rythmes urbains,
au tracé des routes, aux lignes enchevêtrées des rails et ponts, aux paysages industriels comme ceux de Newcastle dont ses premières œuvres évoquent la fumée, la suie, la poussière. "Toute peinture est nécessairement figurative",
dit-il. Pour lui, être artiste, c'est tenter d'imiter le monde naturel et, si possible,
de rivaliser avec lui. Selon la belle formule de Régis Durand, l'art de Scully est "une abstraction ancrée dans le monde". En 1978, à Sienne, Scully se met à photographier des portes. Non pas des portes monumentales ou d'un quelconque intérêt artistique, mais des portes anonymes, décolorées, rongées par le temps, portant les stigmates d'accidents ou de rafistolages.

"Je prends des portraits officiels de structures délabrées très pauvres et très humbles.Je trouve cela incroyablement émouvant et humain", explique-t-il. Il s'intéresse aux modestes bâtisses de planches, et il y a une analogie certaine entre ces constructions sommaires et les fenêtres d'insertion qu'il loge souvent à l'intérieur de ses châssis (parfois des morceaux de tableaux antérieurs, " tableaux dans le tableau"), suggérant l'assemblage de pièces de charpente ou l'accouplement. La photographie devient dès lors une composante essentielle de sa création. En montrant des éléments architecturaux réels, similaires à ceux de ses tableaux, les photographies de Scully ont rendu ses abstractions plus accessibles. Mais ce parallèle évident l'a amené à modifier radicalement sa peinture dans les années 1990. En prenant à leur compte les représentations de murs, fenêtres ou portes, les photographies ont libéré sa peinture de cette fonction et l'ont conduit à élaborer de nouveaux motifs : des damiers, qui engendrent une forte tension visuelle ; des "miroirs" unissant deux champs de bandes horizontales de couleurs et de largeurs différentes, faisant allusion à une vision dualiste de l'être.
Quant aux Floatings Paintings, structures tridimensionnelles, sortes de boîtes toujours peintes de raies verticales, placées perpendiculairement au mur, elle participent de la peinture et de la sculpture. Puis apparaît un motif, en forme de T, évoquant le martèlement (Hammering). Depuis quelques années Scully peint de somptueux Walls of Light (Murs de lumière), souvent associés à des lieux ou à des moments précis, tout en éclat et translucidité. Ses œuvres se caractérisent par des disparités, des discordances, des symétries imparfaites et une résistance à la stabilité due à la répétition de modules élémentaires, dans une composition sans limite ni centre. Elles dégagent une formidable énergie mais procurent aussi un immense plaisir visuel.



Catherine. Eau-forte, vernis, aquatinte. 1984.
Imprimeur : Mohammad O. Khalil
L'œuvre gravé
L'œuvre peint et l'œuvre gravé évoluent parallèlement et en parfaite cohérence. Mais on ne saurait réduire les estampes à un rôle annexe ou marginal.
Si les peintures de Scully ont donné un nouveau souffle à l'art abstrait,
c'est dans son œuvre graphique que l'insistance sur les matériaux et la réalisation concrète atteignent un sommet de complexité. En travaillant le bois et le métal, il dépasse les questions purement plastiques. Il n'entend pas confier ses dessins à des graveurs professionnels, et veut apporter une contribution personnelle aux arts graphiques. Son tempérament sensuel s'épanouit dans la manipulation des matériaux bruts, dans l'atmosphère des ateliers d'imprimerie, réminiscence de sa formation initiale de typographe. L'œuvre graphique scelle la réconciliation finale entre Scully le manuel et Scully l'artiste.
En 1983, année où il obtient une bourse Guggenheim et s'installe aux États-Unis, il commence à graver. Sa collaboration avec le maître aquafortiste Mohammad O.Khalil, qui aboutira à la publication de Heart of Darkness
(Au cœur des ténèbres, d'après le titre d'un roman de Joseph Conrad) en 1992, constitue une excellente initiation. Au début, il produit surtout des eaux-fortes en noir et blanc.

Sa curiosité pour les écrivains existentialistes se reflète dans ses titres : The Fall (La Chute), en référence à Camus, dénote un climat sombre, étouffant. Burnt Norton évoque T.S. Eliot.
À partir de 1985, il utilise le procédé au sucre et le vernis mou pour obtenir un aspect plus doux et des contours estompés. Les ressources sensuelles et expressives de ces techniques trouvent leur apogée dans Desire, ce qui le conduit à expérimenter la gravure sur bois l'année suivante, en 1986. Il change alors d'imprimeur et réalise avec Chip Elwell, en 1986-1987, des bois gravés dont la rugosité et les dimensions font penser à des fenêtres barrées de planches. Leur solidité architectonique surpasse en un sens la force des tableaux de la même époque, par une vibration que seule la gravure sur bois permet d'obtenir.
Puis Scully se rend en 1988 à San Francisco, où il travaille avec Brian Shure, en utilisant des techniques de taille-douce : pointe sèche, eau-forte, procédé à la bruine, aquatinte au savon. Remarquable par les nuances de grain,
de couleur, de luminosité, son travail étonne les connaisseurs les plus exigeants.
La Bibliothèque nationale de France présente une cinquantaine d'œuvres de cet artiste qui depuis de longues années est représenté en France par la galerie Lelong, à laquelle on doit une reconnaissance particulière.

Laure Beaumont-Maillet


Sean Scully
Du 14 mars au 14 mai 2006
Site Richelieu, Crypte. Entrée libre.
Commissaire : Laure Beaumont-Maillet
Publication : Sean Scully
Texte de Laure Beaumont-Maillet, Éditions du Cercle d’art, Coll. "Découvrons l’art", 64 p. ill. coul. Prix: 16 €