Grande et petite histoire du fonds
Des imprimés russes à la BnF
  Tout conservateur ou bibliothécaire, mais aussi tout citoyen à l'esprit curieux seront intéressés par cette histoire passionnante du fonds d'imprimés russes de la BnF, à travers la réédition de cet article de Marie Avril, qui fut longtemps conservateur en charge de ces collections patrimoniales à la Bibliothèque nationale de France.
  La Russie suscite depuis longtemps un vif intérêt auprès des pays d'Europe occidentale. Son éloignement, ses dimensions, la religion et les mœurs de ses habitants, tout paraissait étrange et démesuré aux Européens et en particulier aux Français. Des voyageurs aussi célèbres et aussi différents que le marquis de Custine et Alexandre Dumas père firent de passionnants récits de leur séjour dans ce pays. Gustave Doré l'illustra avec sa verve et sa cruauté visionnaire habituelles. Pour n'être pas toujours flatteuse, la vision était en tous cas fascinée.
Les bibliothèques françaises reflètent tout naturellement cet intérêt pour la Russie. Nombre d'entre elles possèdent des ouvrages russes, tout au moins de littérature courante, et plusieurs bibliothèques parisiennes ont des fonds considérables, aussi bien anciens que modernes. C'est cependant à la Bibliothèque nationale que revient le privilège de posséder la collection la plus riche et la plus variée.

Lorsque Pierre le Grand, au cours de son séjour parisien de 1717 rendit visite à la Bibliothèque royale, on put déjà lui montrer un manuscrit russe : il s'agissait du récit, en langue russe, d'un ambassadeur de Suède auprès du tsar. C'est à une Bible d'Ivan Fédorov, le "Gutenberg russe", publiée à Ostorg en 1581, que revient l'honneur d'ouvrir la longue liste des imprimés russes de notre Bibliothèque. A cet "incunable cyrillique" s'ajoutent un petit fonds du XVIIe siècle et de nombreux livres du XVIIIe siècle.
On sait que le développement de l'édition en Russie date de Pierre le Grand qui, en 1725, créa au sein de l'Académie des Sciences de Russie, à Saint-Pétersbourg, une imprimerie qui utilisa pour la première fois des caractères dits "civils".
Ces derniers s'appellent ainsi par opposition aux caractères slavons, plus compliqués, qui étaient alors en usage pour l'impression des livres religieux, les seuls que l'Eglise tolérait dans le pays. Les rares ouvrages profanes étaient alors publiés à l'étranger (Venise, Amsterdam).
Dès 1725, des traductions des littératures antiques et occidentales, ainsi que des ouvrages scientifiques et techniques, paraissent à Saint-Pétersbourg et les souverains russes, fiers de leur récente ouverture sur l'Europe et ses "lumières", tiennent à cœur d'envoyer à la Bibliothèque royale, à Paris, les produits de leur culture.

Des relations suivies entre savants et érudits des deux pays
Catherine II entretenait, comme on le sait, des relations épistolaires suivies avec nos grands écrivains. Elle acheta une grande partie de la bibliothèque de Diderot qui, en revanche, proposa à la Bibliothèque royale les ouvrages russes qu'il rapporta de Russie et qui enrichissent aujourd'hui notre Réserve. (1)
Sous son règne, notre Bibliothèque s'enrichit aussi bien d'œuvres littéraires que de "publications officielles" (recueils de lois…). A partir de cette époque, des relations suivies entre savants et érudits des deux pays créèrent des échanges dont profita la Bibliothèque royale. C'est ainsi qu'en 1836 elle acheta une centaine d'ouvrages ayant appartenu à Edme Héreau, secrétaire de la Revue encyclopédique et auteur d'un Tableau des littératures russe et polonaise, ainsi que d'une traduction des Fables de Krylov.
Ce grand amateur de poésie russe et farouche ennemi du romantisme recevait, pour critique, les œuvres des grands écrivains russes de son temps. C'est ainsi que nous possédons de précieuses premières éditions : les Fables de Krylov (Saint-Pétersbourg, 1825), de Dmitriev, les poésies de Soumarokov. De Pouchkine, Héreau avait reçu la Fontaine de Bakhtchisaraï, les sept premiers chapitres d'Eugène Oniéguine, les Tsiganes et Poltava. Poursuivre ici cette liste serait fastidieux, on la trouvera dans un article de Jean Porcher. (2)
Achats judicieux et échanges entre les grands établissements académiques et scientifiques des deux pays se succédèrent au cours du XIXe siècle et au début du XXe siècle, renforcés périodiquement par des visites officielles et des échanges de cadeaux. Aussi notre fonds est-il assez complet jusqu'en 1917.

Les vagues d'immigration
Vinrent la Révolution, la guerre civile et le long isolement de la Russie des Soviets. Toutes ces années furent très défavorables à un accroissement régulier de notre fonds. Il fallut attendre la fin de la Seconde Guerre mondiale et la création, par Julien Cain en 1946, d'un Service russe spécialisé (avec à sa tête la regrettée Sophie Laffitte) pour voir reprendre des échanges très actifs entre les deux pays.
A partir des années 80, les échanges internationaux ont permis d'accroître notre fonds russe à raison d'environ deux mille ouvrages par an. Il s'agissait d'ouvrages récemment parus mais aussi de livres qui comblaient les lacunes de notre fonds "ancien" (c'est-à-dire des livres russes entrés à la Bibliothèque nationale avant 1960), fonds riche alors d'environ 100 000 titres. Nos échanges se firent avec une trentaine de bibliothèques soviétiques et le domaine couvert, reflet de la politique générale d'acquisition de la Bibliothèque, était celui des sciences humaines largement comprises (bibliothéconomie, bibliographie, belles-lettres, linguistique, histoire, archéologie, ethnographie… ), laissant à d'autres bibliothèques de Paris le soin d'approfondir des disciplines comme la médecine, les sciences et les techniques.
A tous ces ouvrages venus par échange, s'ajoutaient de nombreux dons et achats. Ces derniers permettaient d'acquérir des œuvres que nos partenaires soviétiques ne pouvaient nous proposer : publications émanant des émigrations successives et dispersées dans le monde, ainsi que des ouvrages interdits eu URSS et publiés à l'étranger. Les ouvrages de "la troisième vague" ont remplacé les éditions des années 1920-1930 auxquelles avaient pris part des écrivains comme le prix Nobel Ivan Bounine et des philosophes comme Berdiaev et Chestov. Des artistes tels que Bilibine, Annenkov, Doboujinski, Larionov et Gontcharova participaient à l'illustration d'ouvrages d'aspect généralement modeste. Passés alors inaperçus (Larionov et Gontcharova sont morts dans une demi-misère), ils allaient connaître ensuite une gloire posthume (qui les eût grandement étonnés). Mieux armés, les écrivains et les artistes de la "troisième vague" devaient voir leurs publications largement diffusées en Occident et celles-ci, comme les précédentes, ont trouvé tout naturellement leur place sur les rayons de la Bibliothèque Nationale.

Le domaine de l'avant-garde russe
C'est cependant dans le domaine de l'avant-garde russe que les acquisitions se sont révélées les plus prestigieuses : lorsqu'en 1962 Sophie Laffitte quitta le Service russe, elle laissait un fonds considérablement enrichi par ses acquisitions et entretenu par un système original d'échanges réguliers qui fonctionnait, nous l'avons dit, de façon très satisfaisante. Il y avait cependant un aspect du livre russe qui n'était pas du tout représenté, c'était celui de "l'avant-garde".
Les bibliothèques d'émigrés des années 1920-1930 qui étaient venues enrichir la Bibliothèque nationale par dons ou par achats, ne pouvaient en effet nous fournir ce type de littérature. L'intelligentsia russe de Paris avait des goûts classiques, anti-révolutionnaires par excellence. Elle ignorait ou voulait tout ignorer des ces hooligans de la poésie et de l'art qu'étaient les innombrables "-istes" dont les livres font aujourd'hui la gloire des bibliothèques européennes (comme la British Library, par exemple), et l'envie des marchands.
Quant à nos correspondants soviétiques, il n'était pas question qu'ils nous proposent des ouvrages sur lesquels régnait en URSS un silence complet. La plupart des écrivains et artistes d'avant-garde avait accueilli la Révolution avec enthousiasme. Malévitch disait même que "cubisme et futurisme ont été les signes avant-coureurs de la Révolution politique et économique" (3). Mais en 1922 commença la reprise en main par le gouvernement soviétique et en 1932 le "réalisme socialiste", seule forme esthétique admise en Union soviétique, triompha dans toutes les expériences dans le domaines de l'art et de la littérature. Si Maïakovsky, qui se suicida juste avant, en 1930, a pu rester le grand poète soviétique, après avoir été sérieusement expurgé, ses compagnons furent contraints à "s'aligner" comme N. Aseev, à se taire définitivement et à se contenter de travaux de traduction ou de livres d'enfants comme Pasternak ou Marchak. La plupart d'entre eux n'apparaissaient ni dans les encyclopédies ni même dans les bibliographies, d'où l'extrême difficulté des recherches. En outre, ces livres avaient eu de très faibles tirages et beaucoup avaient disparu lors de la Révolution ou de la guerre civile. C'est Alexandre Polonski, possesseur d'une superbe collection de livres de cette époque, qui nous les a fait connaître avant de nous vendre certains d'entre eux, au fur et à mesure de nos possibilités : en effet, à partir de 1962, Monique de Vigan commença à utiliser une part importante du budget dont elle disposait pour constituer notre collection d'avant-garde russe à la Bibliothèque Nationale.
En 1968, parut le premier ouvrage érudit sur le sujet, dû au professeur américain d'origine russe, Vladimir Markov, qui replaça cette littérature dans son contexte historique et littéraire. (4) Son étude, dénuée de passion et de tout caractère polémique, marqua le début d'un engouement pour ce genre de publications. Les ventes se succédèrent chez Sotheby, suscitant un intérêt très vif auprès des amateurs de livres et des marchands. (5) Puis la spéculation s'en mêla alors que, lorsque nous achetions les premiers livres entre 1962 et 1965, "ce genre de publication à tirage limité de l'avant-garde russe du début du siècle n'était connu en France que par ouï-dire". (6)
A qui veut comprendre la place du mouvement futuriste dans l'histoire de la peinture russe, nous ne pouvons mieux faire que de conseiller ces deux ouvrages sur le sujet : celui de Camilla Gray (7) et celui de Valentine Marcadé (8).
Lorsqu'en 1914, dans Dokhlaja luna (La Lune crevée), David Bourliouk, impresario et "héraut" de l'avant-garde russe, qualifiait celle-ci de "futuriste", il employait une expression malheureuse, car elle évoquait un rapport étroit entre ce mouvement et le futurisme italien de Marinetti, alors qu'il fut en désaccord avec celui-ci. Marinetti, qui était venu faire des conférences à Moscou et à Saint-Pétersbourg au début de 1914, repartit après une brouille définitive. L'avant-garde littéraire russe a une histoire complexe qui est celle de nombreux groupes plus ou moins éphémères qui la composent tels Hyléa (9), l'Union de la Jeunesse, Rayonnisme, Ego-futurisme… Nous avons cherché à en donner un reflet complet dans notre collection. Tous les livres cités dans cet article sont à la Bibliothèque nationale.

"des gifles au goût public"
Studia impressionistov (Le Studio des impressionnistes), publié à Saint-Pétersbourg en 1910, est considéré comme le premier de ces livres d'avant-garde. Son titre est encore très traditionnel, tout comme son aspect physique, si j'ose dire (qui rappelle des publications prestigieuses comme Apollon et la Toison d'or) mais le contenu en est déjà très révolutionnaire. On y trouve une "déclaration de l'art libre" et un poème de Khlebnikov intitulé L'Incancation par le rire : ce sont dix vers de jeu verbal pur, sans histoire ni association d'idées où ne figurent que le mot rire et tous ses dérivés formés avec des suffixes et préfixes dont la langue russe est si riche. Ce procédé, qui existe déjà dans les chansons populaires, sera utilisé par Maïakovski dans ses premières œuvres. Cette poésie était faite pour être déclamée et même hurlée. Puis en 1910 et 1911, ce furent les deux recueils de Sakod soudeï (Le Vivier aux juges), au titre plus provocateur.

Anthologie constructiviste, Bizness,
Korneli Zelinski et Illia Seivinski, éd. Moscou, 1929
 
Dlia Golosa (Poèmes écrits pour la voix), Maïakovski, Moscou, 1923 © Rés. livres rares / BnF
Alors que le Studio avait été publié par N. Koulbin, médecin militaire et dessinateur de grand talent, le Vivier l'était par M. Matiouchin, compositeur et peintre. Poètes et musiciens faisaient de la peinture ou inversement et c'est pourquoi littérature et art sont intimement liés en Russie à cette époque. Le Vivier contenait un manifeste signé par B. Livchits,
N. Bourliouk
et Elena Gouro, femme de Matiouchin et elle-même poète et illustrateur de qualité ; les auteurs s'y définissent comme "des gens nouveaux dans une vie nouvelle". Désormais les livres "futuristes" prennent leur aspect provocateur d'emblée, par un format et des matériaux inusités, comme le papier peint ou le papier d'emballage. Ils sont volontairement des "gifles au goût public", titre de l'un d'eux publié en 1913 avec une couverture en toile de sac.
Le poète Khlebnikov y invente le mot russe boudetlianin, qui doit remplacer pour lui le mot "futuriste", qui sonne trop européen.
Tous ces artistes, David Bourliouk en tête, organisent en même temps des expositions de peinture où ils montrent un goût très averti pour l'art contemporain. Le Valet de carreau 1 et 2, expositions qui eurent lieu à Moscou en 1911 et 1912, sont consacrées aux meilleurs artistes français et allemands de l'époque : Robert Delaunay, Matisse, Léger et Picasso y côtoient le groupe munichois Die Brücke et lorsque en 1917, I.Aksenov publie Picasso et les environs, avec une couverture d'Alexandra Exter, ce sera la toute première monographie consacrée au peintre. (10)
Alekseï Kroutchenykh, illustrateur et poète, devint une des chevilles ouvrières du mouvement. On doit à son activité infatigable plusieurs dizaines de plaquettes de poésie et de dessins où voisinent les noms les plus prestigieux de l'art et de la littérature russe de cette époque : ce sont les frères Bourliouk, Khlebnikov, Malevitch, Rozanova, Larionov et Gontcharova. Tous ces petits livres fabriqués à la main, où les auteurs lithographiaient eux-mêmes leur texte et leurs illustrations, ont une saveur incomparable due à leur spontanéité et à l'homogénéité de leur fond et de leur forme.
Les premiers recueils sont encore très littéraires et poétiques (la poétesse Elena Gouro, par exemple, était une impressionniste avant tout), mais Vzorval (L'Explosion), publié à Saint-Pétersbourg en 1913 marque, comme son nom l'indique, le début d'une explosion de la langue comme c'était le cas dans la peinture.

Une langue "transmentale"
Cette langue "transmentale", le Zaoum, tend désormais à soumettre le signifié au signifiant. En outre, Kroutchenykh en poésie, et Matiouchin en peinture, étaient des adeptes de P. Ouspenski et de son Tertium organum. Ils voulaient mettre fin à la représentation de la nature pour porter davantage l'accent sur l'aspect caché des choses. Matiouchin, qui rêvait de rendre dans l'art une quatrième dimension, pensait que le cube était la forme idéale pour faire des figures magiques permettant au spectateur d'accéder à l'invisible. Ils publièrent ensemble Troe (Les Trois), recueil de poésie (Saint-Pétersbourg, 1913) avec la collaboration d'Elena Gouro et de Khlebnikov, ainsi que la Victoire sur le soleil, drame futuriste de la même année dont Matiouchin écrivit la musique sur un texte de Kroutchenykh avec un prologue de Khlebnikov. Malevitch dessina les costumes pour la représentation. C'est le triomphe de la désintégration, non seulement des concepts et des mots, mais aussi de la mise en scène traditionnelle à laquelle Gordon Craig avait porté un premier coup avec son Hamlet, qui connut un succès énorme au Théâtre d'Art de Moscou en 1911 et qui influença fortement Maïakovski.
Kroutchenykh avait écrit un Voyage à travers le monde entier et Susan Compton, dans sa remarquable étude sur les livres futristes russes, (11) pense que Blaise Cendrars s'est inspiré de ce titre dans sa Prose du Transsibérien de 1913. Ce n'est sans doute pas un hasard s'il en avait confié l'illustration à une russe très proche des milieux d'avant-garde : Sonia Delaunay. C'est, selon Susan Compton, le seul livre futuriste européen proche des livres russes de la même époque.
En 1917, Kroutchenykh alla rejoindre Il'ia Zdanévitch (plus connu en France sous le nom d'Iliazd) à Tiflis que les bolcheviques n'avaient pas encore atteint et ils y fondèrent ensemble les éditions du 41°. Iliazd était non seulement poète mais aussi un typographe de génie et, de 1917 à 1920, ils firent ensemble de ravissants ouvrages à la main où le "transmental" triomphe jusque dans l'imprimerie. Le point culminant de l'art d'Iliazd sera atteint à Paris où il émigra, avec son Ledentu le Phare, en 1923. (12)
Avant de devenir le chantre officiel de la Révolution et du prolétariat, Vladimir Maïakovski avait participé lui aussi aux expériences de ses confrères en poésie. La Bibliothèque nationale possède son Mystère-bouffe de 1918, et quelques-uns de ses recueils de poésie avec les photomontages de Rodtchenko ou de Lissitsky tels l'Entretien sur la poésie avec un inspecteur des finances ou Syphilis, tous deux publiés en 1926 à Tiflis.
Le théâtre tenait une place essentielle dans l'art du début de la Révolution. Les représentations de masse et les spectacles dans la rue étaient encouragés : la fête était dans la ville, et artistes et auteurs y participèrent avec enthousiasme. Nicolas Evreïnoff, théoricien et auteur de théâtre, mort en émigration à Paris en 1953, fit en 1920 une mise en scène de la Prise du Palais d'hiver ou 8 000 interprètes étaient regroupés dans un dispositif de Georges Annenkov, autre artiste mort à Paris. Le Département des Imprimés, ainsi que celui des Arts du spectacle, possèdent des ouvrages d'Evreïnoff dont certains sont illustrés par N. Koulbin et Annenkov, comme le Théâtre pour soi en trois volumes (Saint-Pétersbourg, 1915- 1916).
Il serait inutile et fastidieux de donner ici la liste des quelque 250 livres d'avant-garde acquis par la Bibliothèque nationale de 1962 à 1983. Je voudrais seulement dire quelques mots d'une personnalité très originale et que l'on connaît peu en Occident : il s'agit de Pavel Filonov. Plus important comme peintre que comme écrivain, il appartenait à l'Union de la Jeunesse et participait à ses expositions. Nous avons de lui une sorte de cantate slave Propoven', écrite et illustrée par lui en 1915 et qui lui fut inspirée par les horreurs de la guerre à laquelle il participa. Sa langue est influencée par celle Khlebnikov dont il illustra l'Izbornik (Poèmes choisis, Petrograd, 1915). Ses dessins minutieux et qui envahissent l'espace nous plongent dans un monde étrange et tragique comme sa destinée. Son école de dessin analytique fut fermée en 1928 car son art était trop pessimiste pour un pays à l'avenir "radieux" comme l'était l'Union soviétique à cette époque. Mis à l'index, il ne pourra ni travailler ni exposer, et mourra de faim pendant le siège de Leningrad en 1941. Son œuvre dort dans les réserves de musées d'où elle sort au compte-gouttes.

Des éditions populaires pleines de fraîcheur
Notre plus grande rareté bibliographique est peut-être le recueil Rykaiouchtchyi Parnas (Le Parnasse rugissant) de 1914, illustré par D. Bourliouk, Pougny, Rozanova et Filonov. Dans les dessins de ce dernier, la censure qui "s'était comportée avec placidité à l'égard des femmes aux derrières nus de David (Bourliouk), vit de la pornographie" (13). L'édition fut détruite mais dix exemplaires purent être sauvés. L'un d'entre eux est chez nous.
Bien que très fiers de notre collection d'avant-garde, nous n'avons jamais négligé dans nos achats d'autres aspects du livre russe telles des publications à caractère politique très exceptionnel. Citons les journaux éphémères qui parurent au lendemain de la révolution avortée de 1905 et auxquels collaborèrent des écrivains tels qu'Alexandre Blok et des artistes tels que Sérov et Doboujinski. Ainsi, dans Joupel' (Saint-Pétersbourg, 1905), on voit le célèbre Dimanche rouge de Sérov où les soldats chargent la foule. Plus récemment, les comptes rendus introuvables en URSS de la 15e conférence du PCUS (Leningrad, 1927) où se font jour les dissensions entre Staline et ceux qu'il devait liquider plus tard.
Dans le même ordre d'idée, nous avons acquis onze brochures de propagande athée du début de l'ère soviétique. Ce sont des éditions très populaires, pleines de fraîcheur dans leur animosité contre l'Eglise orthodoxe. Elles sont naïvement antireligieuses et leurs couvertures sont illustrées avec beaucoup de verve. Ces publications nous ont paru intéressantes car elles correspondent à l'époque où l'on organisait à grand tapage des musées antireligieux dans les grandes églises de Moscou (Notre-Dame de Kazan') et de province. Or ces activités sont très mal vues désormais du régime ; des publications de caractère plus "scientifique", plus insidieux mais aussi plus terne, les ont remplacées.
Une acquisition récente illustre la variété de notre collection puisqu'il s'agit d'un Guide de l'automobiliste du tout début du siècle. Dans ce petit livre, admirablement présenté et conservé, on trouve toute la documentation sur le réseau routier, les garages et les possibilités que la Russie offrait à l'automobiliste de cette époque. Des "conseils aux Russes voulant se rendre à l'étranger" pimentent ce petit livre, au demeurant fort utile pour les chercheurs friands de civilisation matérielle.

Article "Le fonds des Imprimés russes de la Bibliothèque Nationale", par Marie Avril
extrait de Revue de la Bibliothèque Nationale - N°8 - Juin 1983



(1) Anne Basanoff - La Bibliothèque russe de Diderot - Bulletin d'information de l'Association des Bibliothécaires français, ABF. Paris, n°20, juin 1959, pp. 71-86.
(2) Jean Porcher - " K Istorii rousskogo fonda natsional'noï biblioteki", Vremennik Obscestva druzej russkoj knigi. Paris, 1932, pp. 123-138.
(3) Casimir Malevitch - Manifeste. X° Gosudarstvennaja vystavka - Moscou, 1919.
(4) Vladimir Markov - Russian futurism: a history - Berkeley, Los Angeles: University of California Press, 1968.
(5) Mrs Susan Compton, à l'occasion d'une exposition des livres futuristes de la British Library, raconte comment, ayant lu le livre de Markov, elle entreprit une véritable "chasse au trésor" et comment la British Library put acquérir sa collection lors des grandes ventes chez Sotheby. Susan Compton - The World backwards : russian futurist books, 1912-1916 - London: The British Library, 1978.
(6) Dora Vallier - L'Avant-garde russe et le Livre éclaté, Revue de l'art, n°44, 1979 ; pp. 57-67.
(7) Camilla Gray - The Great experiment in Russian art, 1883-1922 - London: Thames and Hudson, 1962. Traduction française : L'Avant-garde russe dans l'art moderne, 1883-1922 - Lausanne : l'Age d'homme, 1968.
(8) Valentine Marcadé - Le Renouveau de l'art pictural russe, 1883-1914 - Lausanne : L'Age d'homme, 1971
(9) Nom grec d'une région du littoral de la mer Noire que la mythologie peuplait de Scythes et où la famille Bourliouk possédait une propriété.
(10) I.A. Aksenov - Pikasso i okrestnosty - Moscou, 1917
(11) Op.cit. p. 72
(12) Iliazd (catalogue d'exposition) - Centre Georges Pompidou, Musée national d'Art moderne, 10 mai - 25 juin 1978.
(13) B.K. Livchits - L'Archer à un œil et demi - Lausanne : L'Age d'homme, 1971.