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Destiné au culte de l’Église
catholique, le volume, qui est
incomplet dans son état actuel,
rassemble deux livres liturgiques distincts
largement répandus dans le culte de
l’Église catholique : un missel pour
les grandes fêtes et un bréviaire, plus
précisément la partie,
dite sanctoral,
contenant la célébration des saints, pour
la saison du printemps jusqu’à l’automne.
D’abondantes notations musicales sur
quatre lignes de portée tracées à l’encre
rouge accompagnent les offices
qui devaient être chantés dans le chœur
de l’église.
En l’absence de titre
ou de mention explicite, seul l’examen
du contenu du volume nous permet
de localiser sa destination. Les lectures
de l’office à douze leçons et la fête de
la translation des reliques de saint Benoît,
le 11 juillet,
sont autant d’indices qui nous
conduisent vers un monastère de l’ordre
bénédictin.
Des saints honorés localement
mettent sur la piste de la Champagne et
de Troyes,
tel saint Loup, évêque de Troyes
(29 juillet), ou d’autres moins connus,
comme la vierge Exupérance (26 avril), ou
encore saint Memorius et ses compagnons
martyrs au temps d’Attila (7 septembre).
Particulièrement remarquable est
l’importance donnée, le 16 octobre,
à la fête de saint Frobert (Frodobertus),
fondateur et premier abbé de Montier-la-Celle, mort vers 673. Ces données
hagiographiques permettent, presque à
coup sûr, d’attribuer l’usage de ce superbe
manuscrit à la grande abbaye bénédictine
située aux portes de Troyes, aujourd’hui
détruite ; il manque toutefois la preuve
définitive, en l’absence de la fête de la
dédicace de l’église, le 5 juillet.
D’autres
manuscrits similaires, provenant de cette
abbaye, sont conservés à la médiathèque
de Troyes, mais ils ne présentent pas
l’exceptionnelle qualité artistique
de celui-ci. Il faut admirer la beauté de
la mise en page et l’abondance du décor
ornemental. Sur chaque page, tout au long
du volume, d’innombrables initiales ornées
se prolongent par des antennes dentelées
qui se transforment dans les marges en
souples tiges végétales à feuilles pointues,
peuplées de petits personnages, hybrides,
oiseaux, grotesques. Les couleurs vives,
bleu, rose, et surtout orange et vert font
contrepoint à l’éclat de l’or en feuille,
généreusement distribué. L’illustration
du texte est constituée de 53 initiales
historiées, représentant les saints
personnages dont la fête est célébrée,
dans leurs miracles ou leur martyre.
Ainsi,
un moine (f. 162v) à la tête nimbée
bénissant une dame coiffée d’une guimpe,
assise, les mains jointes en prière, illustre
un épisode miraculeux de la vie de saint
Frobert, qui guérit sa mère aveugle.
Une autre illustration un peu énigmatique,
au f. 151, montrant un berger,
une houlette à la main, debout entre deux
porcs, représente saint Serein, originaire
de Metz au temps du roi Dagobert, dont
la légende raconte qu’il mena un temps
une double vie de berger et d’étudiant
en lettres et en théologie. Le saint était
particulièrement vénéré au prieuré de
la Celle-sous-Chantemerle, dépendant de
Montier-la-Celle.
Où le manuscrit a-t-il
été réalisé ? La qualité et le raffinement
du décor suscitent immédiatement un
rapprochement avec l’activité des ateliers
parisiens de la fin du XIIIe siècle, alors
prédominante. Pourtant, certaines
particularités stylistiques l’éloignent de
Paris et le rapprochent du Bréviaire de
Saint-Bénigne de Dijon (Dijon BM, ms 113)
et d’un groupe de manuscrits lorrains liés
à la famille de Bar, datables des premières
années du XIVe siècle. Tant il est vrai que
l’enluminure en Champagne,
singulièrement remise en lumière, pour
le XVe siècle, par l’exposition qui a lieu
en ce moment à Troyes, reste à découvrir
pour les époques antérieures.
Le destinataire d’un manuscrit aussi
luxueux ne pouvait être qu’un grand
personnage. Depuis le départ de la
dernière comtesse de Champagne, Jeanne
de Navarre, qui se marie en 1284 avec
le futur Philippe le Bel, la cour de
Champagne avait perdu tout son lustre.
Pourtant, une personnalité émerge,
caractéristique de cette époque sulfureuse
qu’on a appelée celle des « rois maudits » :
le moine Guichard, protégé de la nouvelle
reine et de sa mère, Blanche d’Artois,
devenu abbé de Montier-la-Celle, puis
évêque de Troyes en 1298, dont l’attitude
scandaleuse causa la ruine et l’arrestation
en 1308.
Le richissime ecclésiastique
serait-il le commanditaire ? Le manuscrit
a fait partie au XIXe siècle de la collection
du célèbre journaliste politique, Armand
Bertin, directeur du Journal des débats.
C’est à cette époque que le volume a reçu
une élégante reliure en velours vert, ornée
de deux fermoirs en vermeil, fleurdelisés,
signée du grand relieur parisien,
Bauzonnet-Trautz.
Marie-Françoise Damongeot |
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