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Chroniques :
De nombreux mythes sur la création de l’univers
évoquent l’existence d’une eau "primordiale" antérieure à la création
de la terre.
Alain Corbin : Chez les Hébreux, les Grecs,
les Latins, les représentations du "grand abîme", du "chaos originel"
évoquent cette eau "primordiale". Selon la Genèse, avant la création du
monde régnait un nuage ténébreux, une masse confuse, informe, mouvante dans
laquelle l’eau jouait un rôle prédominant. Dieu, en créant la terre, a rassemblé
les "eaux d’en bas" (mers, fleuves, rivières et sources) après les avoir
séparées des eaux d’en haut, c’est-à-dire de la pluie. Selon certains auteurs
de l’Antiquité (Pline, Lucrèce, Sénèque…) et la plupart des savants du Moyen
Âge, tel Guillaume de Conches, Dieu avait rassemblé les eaux dans les profondeurs
de la terre. Les eaux du réservoir souterrain y circulent par des canaux
secrets. Elles alimentent les sources, les rivières et les fleuves. Elles
ne se mélangent jamais aux eaux salines de la mer. La mer, quant à elle,
enserrait la terre comme un ruban. Pour certains, c’est elle qui constituait
l’origine des sources et des fleuves. Se posait pour eux le problème de
l’origine de la salinité des eaux de la mer et la cause de leur retour à
la pureté.

Ch. : Comment
ces textes expliquaient-ils l’apparition de l’eau salée et de l’eau douce?

A. C. : Trois explications sont proposées
à la salinité de l’eau : l’action du soleil et des planètes, l’exsudation
du relief sous-marin, la dissolution de grandes montagnes de sel sous-marines.
La perte de la salinité était expliquée par l’infiltration de l’eau de mer
dans les viscères de la terre. L’eau se dépouillait de son sel dans un réseau
de veines, conçu sur le modèle du réseau sanguin. Restait à expliquer pourquoi
l’eau des brumes, issue de la mer, retombait sous forme d’eau douce, retrouvant
ainsi – et c’est là l’essentiel – sa pureté originelle. L’atmosphère jouerait,
elle aussi, le rôle de filtre pour les eaux ainsi aspirées par les astres
qui s’en abreuvent.

Ch. : En quoi
la symbolique de l’eau douce diffère-telle de celle de l’eau salée ?

A. C. : Les symboliques de ces deux éléments
diffèrent subtilement. Ainsi en va-t-il de l’imaginaire érotique.
La source d’eau douce est tout à la fois symbole de pureté, de virginité,
de jouvence et de fécondité. Assimiler la source à la virginité constitue
un leitmotiv des Pères de l’Église jusqu’aux maîtres de l’éloquence de la
chaire (XVIIe siècle). Selon Bossuet, la fille vierge,
comme l’eau de source, n’a pas été séparée de son origine.
Les propriétés de la source de jouvence s’imposent avec force. Les villes
de l’Antiquité, puis celles de la Renaissance et des Temps modernes, ont
paré leurs places de fontaines, souvent associées aux promesses de richesse
et de fécondité symbolisées par des corps de femmes. On ne compte plus en
France les bonnes sources ou "bonnes fontaines" destinées à guérir
tous les maux, notamment la stérilité.
L’eau salée, en ce domaine, se révèle plus contrastée. L’érotisme de la
scène du bain y est moins prononcé. Les eaux de la mer recèlent certes des
créatures féminines, mais elles sont maléfiques: sirènes antiques au chant
irrésistible qui attirent les matelots dans les abîmes ; Vénus née de l’écume
de la mer, dont on sait la perfidie et l’implacable séduction. La fécondité
de la mer – dont certains savants dès le XVIIIe siècle
craignent le dépérissement – est symbolisée par la profusion des bancs de
harengs ou l’ampleur des formes de la baleine. C’est à cette époque que
furent exaltées les qualités thérapeutiques de la mer – le thermalisme est
jusqu’alors associé à l’eau douce – déjà constatées par Euripide et quelques
savants du Moyen Âge.

Ch. : Quelles
sont les autres propriétés qui distinguent l’eau douce de l’eau salée?

A. C. : L’eau douce désaltère. En Occident,
et surtout dans le monde musulman, il existe une gastronomie de l’eau selon
son arôme, son degré de fraîcheur, sa minéralisation, son goût. Tandis que
l’eau salée n’est que supplice pour celui qui l’avale ou s’y engloutit,
comme le naufragé qui en sent la menace permanente au cours de sa dérivation.
Cependant, l’eau de la mer produit le sel qui conserve, donc qui enraye
la dégradation de la chair. L’eau douce des rivières et des fleuves, comme
les eaux de la mer (cf. Horace), unifie les hommes. Alors qu’il n’est pas
de routes inscrites sur les eaux de la mer, qui est sans chemin (cf. Homère).
L’eau de mer n’irrigue pas. La salinité de la terre est synonyme de stérilité.
La mer Morte est une mer de sel.

Ch. : Quelles
sont les autres pistes de réflexion que vous pouvez suggérer ?

A. C. : Elles sont multiples. Citons la
symbolique du "miroir". C’est dans une fontaine que Narcisse se noie.
Les eaux dormantes restent les eaux privilégiées du suicide. Elles portent
moins les corps que l’eau salée. Je conclurai volontiers en citant le poète,
voyageur et marin Saint-Amant (1594-1661), qui fut le premier à écrire sur
le mouvement des eaux de la mer, leurs jeux de lumières, leurs reflets,
leurs capacités d'anamorphose, indépendamment de toutes considérations religieuses.
Propos recueillis par Florence Groshens |
En savoir plus
Conférences BnF-Fondation Cino Del Duca
La mer
15, 17 et 18 novembre 2004
Par Alain Corbin, historien
18 h 30 - 20 h
Site François-Mitterrand
Grand Auditorium
• La mer, désir, sensations, représentations
• Les rivages de la mer, naissance d’un désir
• Histoire de la sensibilité au temps qu’il fait et du rôle de la mer dans
son évolution
• Eau douce, eau salée, dualité des représentations de l’appréciation et
des modes d’utilisation des vertus attribuées
En partenariat avec le magazine L’Histoire.
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