Jacques Julliard donne ses archives à la BnF
  Son œuvre universitaire et ses engagements militants de chrétien laïque et socialiste le placent au cœur des débats économiques, politiques et sociaux de la France contemporaine. Jacques Julliard, directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales, spécialiste du syndicalisme révolutionnaire (1890-1914) et des cultures politiques contemporaines, directeur délégué du Nouvel Observateur, donne ses archives à la BnF. Retour sur les événements et les courants dont elles témoignent.
 


Jacques Julliard © Marc Gantier, agence Gamma
Chroniques : De 1954 à 1959, jeune normalien, vous choisissez la filière histoire. Pourquoi cet intérêt ?

Jacques Julliard : Je n'ai pas, au départ, de vocation d'historien. Étudiant, j'étais passionné de philosophie, de littérature et intéressé par la politique. Jean Hippolyte, directeur de l'École normale supérieure, m'ayant alerté sur le peu de places à l'agrégation de philosophie, je suivis le conseil d'un ami, Antoine Prost, de m'intéresser à l'histoire, ce qui me permit d'aborder l'histoire des idées, de la vie intellectuelle et des cultures politiques. Ma licence portait sur Charles Maurras, sujet peu à la mode à une époque qui s'intéressait surtout à l'histoire de l'économie. Puis, militant à la CFTC (1955), j'ai souhaité orienter mes recherches vers l'histoire du syndicalisme et le mouvement ouvrier de 1890 à 1914, autour de la personnalité de Fernand Pelloutier.

Ch. : Vous choisissez comme directeur de thèse Ernest Labrousse. Autour de lui travaillent de jeunes intellectuelles qui participent à la revue Le Mouvement social.

J. J. : On y trouvait, à une époque où les femmes étaient encore peu présentes, Annie Kriegel, dont j'ai publié l'ouvrage Les Communistes français lorsque j'étais aux éditions du Seuil (1966-1982), qui avait été résistante,
et communiste jusqu'en 1958 ; Rolande Trempé ; Michèle Perrot qui, avant d'être l'historienne des femmes que l'on connaît, s'était intéressée aux grèves à la fin du XIXe siècle ; Madeleine Rebérioux, une militante communiste absolue que ses engagements portèrent vers l'anticolonialisme et la lutte contre le racisme. Colette Chambelland, bibliothécaire au Musée social. Toutes ces fortes personnalités travaillaient sur l'histoire du mouvement social français, sujet peu prisé par Fernand Braudel, qui me conseilla – en vain – de m'en détourner...

Ch. : Pourquoi le choix de la CFTC ?

J. J. : La CFTC est un choix par défaut. D'une part, je désapprouvais la politique socialiste de Guy Mollet et,
d'autre part, le communisme stalinien. Ce n'est pas sans réticence que je suis entré à la CFTC. Et puis j'y ai découvert le militantisme ouvrier. Il régnait à la CFTC une atmosphère étrange pour un syndicat d'origine chrétienne. On y chantait L'Internationale autant que Le Chant des Canuts. Il y avait peu d'intellectuels. Je suivais la trace de Paul Vignaux, normalien, élève d'Étienne Gilson et en même temps figure de proue de la CFTC. Il s'intéressa à moi.
En 1968, nous avons divergé. Je militais pour l'autogestion, contre la guerre du Viêt Nam. Ses prises de position, proches de celles de Raymond Aron en 1968, étaient différentes. J'ai démissionné, mais mes amis de la CFDT ont souhaité que je garde un rôle de conseiller culturel.

Ch. : Un bref retour sur la guerre d'Algérie : vous refusez la pratique de la torture, en évoquant le droit à l'autodétermination prôné par De Gaulle. De cette époque, vous dites que la seule morale qui reste en politique est celle de l'exemple.

J. J. : La guerre d'Algérie a été l'événement fondateur de ma génération. C'est durant un voyage d'étudiants, en 1955, que j'ai découvert la cause des nationalistes. Cependant, la guerre eut pour effet de me détourner définitivement de la carrière politique. Après avoir vu Guy Mollet, homme de gauche, couvrir l'Algérie française, nommer des proconsuls comme Lacoste, tolérer la torture, après avoir été témoin de tout cela sur place, au cours de mon service militaire (1959-1961), j'ai souhaité m'éloigner de ce monde de corruption et de compromission. Pour moi, cela a été "plus jamais ça". Mon engagement resterait syndical.

Ch : C'est dès 1955 que débute aussi votre collaboration à la revue Esprit.

J. J. : Esprit a représenté un premier tournant dans l'évolution de mes idées. Cette revue était un carrefour sous la IVe République, avec des intellectuels, des représentants de la fonction publique – les "ténors" du Plan, comme Bloch-Lainé, Massé, le jeune Jacques Delors –, des journalistes du Monde et de France Observateur (Claude Bourdet, Gilles Martinet, etc.). Nous avons travaillé principalement autour de trois axes : la modernisation de la France, la lutte pour la décolonisation et l'accueil des dissidents de l'Est. C'était donc un milieu riche et porteur, qui réalisa un travail de fond sur la mutation de la société française encore rurale de l'époque. Ce sont aussi mes articles dans Esprit qui m'ont indirectement ouvert les portes du Nouvel Observateur.

Ch. : Vous intégrez le Nouvel Observateur en 1966.

J. J. : Cela a été le deuxième tournant de ma carrière. Au Nouvel Observateur, on avait l'habitude d'accueillir des intellectuels. François Furet avait été l'un des fondateurs de France Observateur. On y trouvait aussi Jacques et Mona Ozouf, Denis Richet. Je me suis intéressé à l'histoire, puis à la politique intérieure, pour me tourner aujourd'hui vers la politique extérieure. Il y a toujours eu entre Jean Daniel et moi un profond accord politique et intellectuel,
avec parfois des nuances, comme sur la Bosnie.



Extraits des archives de Jacques Julliard © Dép. Manuscrits/BnF
Ch. : Quels sont les grands intellectuels qui vous ont le plus influencé ?

J. J. : Mon milieu nourricier était celui de la CFDT. J'ai été plus influencé par mes amis Pierre Mendès France, Edmond Maire... que par l'existentialisme et le marxisme, trop éloignés des réalités. Je citerai aussi Jean-Marie Domenach, directeur de la revue Esprit, et surtout Cornélius Castoriadis. Contre l'histoire positiviste, il considérait que l'histoire est une "création continuée", avec un mélange de rigueur logique "aristotélicienne" et de lyrisme poétique. Il a été sans doute le plus grand théoricien de l'autogestion, c'est-à-dire de la capacité de la société de s'inventer elle-même.

Ch. : Quels sont selon vous les grands débats, les grands enjeux du siècle ?

J. J. : Par rapport aux systèmes antérieurs (notamment le communisme, la colonisation), le phénomène nouveau est la volonté d'autonomie des individus, des sociétés, des civilisations. Il va de pair avec la mondialisation de l'économie et de l'information. Je ne suis pas de ceux qui critiquent systématiquement l'économisme. On oublie trop souvent que la culture intensive a sauvé des millions de gens ! Il est clair aujourd'hui que les peuples aspirent à autre chose qu'à s'inscrire dans l'Otan. Si j'ai tant critiqué la politique de George Bush, c'est qu'elle fait l'impasse sur ce point ! Jacques Chirac a justement évoqué le concept de multipolarité, en mettant en évidence l'impossibilité aujourd'hui d'organiser le monde autour d'un seul pôle qui serait les États-Unis. Que faire aujourd'hui de ce grand désir d'émancipation des peuples et des civilisations qui se traduit dans tous les domaines, économique, politique, religieux ? C'est l'enjeu majeur d'aujourd'hui autour duquel s'inscrit la lutte contre de nouveaux dangers : terrorisme, drogue, mafias. Le monde d'aujourd'hui n'est pas à réinventer, mais à réorganiser.

Ch. : Vous avez déposé à la BnF le manuscrit du Choix de Pascal. Quel rôle cet auteur a-t-il joué dans votre parcours ?

J. J. : Il a joué un rôle pendant toute ma vie. C'est sous l'influence de Pascal que j'ai commencé au lycée à réfléchir au problème religieux, puis que je me suis rapproché du christianisme. Je l'ai lu comme un auteur majeur, en tant que philosophe, écrivain, mystique. Dans Le Choix de Pascal, on trouve un dialogue avec Benoît Chantre sur ma vision de la politique, avec Pascal comme fil directeur, notamment autour du problème du mal. L'impasse faite sur cette question m'a toujours gêné dans la politique de gauche. Le mal, dans la pensée de gauche, c'est le résultat des circonstances. Or, depuis Auschwitz, on ne peut plus ignorer qu'il y a un mal radical. Pour moi, ce problème est au carrefour de la politique et de la théologie. C'est une voie qui me tient à cœur, même si elle est mal comprise d'une partie de la gauche.

Ch. : Cette partie autobiographique est un cas isolé dans toute votre œuvre. Serait-ce dû à une prise de conscience d'un itinéraire à raconter ?

J. J. : Mon itinéraire, je ne le crois pas important mais significatif. Ce qui peut intéresser les futurs chercheurs,
c'est justement une trajectoire différente des grandes trajectoires repérées de ce siècle, celles qui sont balisées par des systèmes, philosophiques ou institutionnels. Je n'ai jamais été fidèle à aucune doctrine ni à aucune institution ;
je préférais être un intellectuel, quelqu'un à qui le sort a permis de penser librement, qui à chaque instant doit se poser la question de savoir s'il est fidèle à ce qu'il pense être la vérité. C'est en cela aussi que Pascal m'intéresse : il a une vision très exigeante de la vérité, que j'ai retrouvée chez Jean-Paul II. Sa dernière lettre encyclique, la plus importante à mes yeux, Fides et ratio, est une réflexion sur la vérité, en une époque qui croit à la sincérité davantage qu'à la vérité.

Ch. :
Que représentent pour vous vos manuscrits ? Les avez-vous toujours gardés ?

J. J. : J'en ai jeté certains parce qu'au fond je ne me considérais pas comme quelqu'un d'assez important pour que mes travaux puissent être conservés. J'y étais certes attaché. Mais j'avais peur de me prendre au sérieux. De ma vie, je n'ai écrit ni n'écrirai une ligne de roman parce que je me dis qu'écrire un roman qui ne serait pas La Chartreuse de Parme n'a aucun intérêt. Je suis moins sévère pour les essais : il y a beaucoup d'essais qui ne sont pas des œuvres de génie, mais qui sont pourtant utiles.

Propos recueillis par Anne Mary et Florence Groshens