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Jeux Olympiques de Calgary,
Canada, 1988© Gérard Vandystadt / Agence Vandystadt
Chroniques : Il est aujourd'hui
impensable d'imaginer notre société sans la présence
obsédante du sport. À quand remonte ce surgissement ?



© David Carr/BnF |
Georges Vigarello : Le gigantisme ininterrompu
du sport, sa visibilité tous azimuts,
son omniprésence médiatique sont un phénomène
majeur de notre époque. Pas un bulletin d'information à
la radio, pas un journal télévisé, pas un quotidien
où les nouvelles sportives n'occupent une place de choix, souvent
de premier plan. Cette surabondance d'informations donne la mesure
de la place grandissante occupée par le sport, loisir de masse de
notre société, dont la télévision et les médias
démultiplient les possibilités de spectacle, ses formes et
ses effets économiques et culturels.
Il faut remonter à la fin du XIXe siècle pour trouver l'origine
de cet essor, lié à la création de courses et de compétitions
ouvertes à tous, alors simples jeux opposés aux gymnastiques
rigides de l'école. Le tissu de ces rencontres, qui inventent
une nouvelle chronologie du loisir dégagée de l'univers
des fêtes traditionnelles, ouvre nos sociétés à
un horizon ludique.
Ce ne sont plus les cultures de terroir qui s'imposent à la
culture populaire. Une date symbolique, celle de la création du Tour
de France, en 1903, marque ce changement, qui crée de nouveaux
repères. Les règles ludiques, jusque-là différentes
d'une vallée ou d'une ville à l'autre, s'unifient.
Les clubs sportifs se déplacent. Le développement des technologies
rend possible des aménagements d'équipements, plans
d'eau, piscines, stades... Les journaux puis la télévision
(leur descendante en droite ligne) assurent la dissémination de plus
en plus rapide de l'information. Les progrès des communications
font éclater les limites territoriales pour favoriser les échanges
nationaux et internationaux, dont les Jeux Olympiques
sont l'emblème. Après les grands échanges scientifiques
et les expositions universelles, c'est le sport qui s'universalise.
La pratique sportive connaît un succès grandissant. Les pratiquants,
issus des milieux sociaux les plus divers, deviennent toujours plus nombreux,
passant de 3 millions en 1950 à 14 millions en 2003.

Ch. : Les valeurs
transmises par le modèle sportif sont suffisamment puissantes pour
créer des attachements aussi forts, engendrer un tel consensus. En
quoi consistent-elles ?

G. V. : La pratique s'est imposée
parce qu'elle a pu construire un véritable mythe : l'avènement
d'une perfection crédible, la croyance en une sociabilité
exemplaire d'individus qui s'affrontent de la façon la
plus contrôlée à partir de chances égales. Le
sport est réputé pouvoir servir de plus hautes ambitions :
la performance, la technique, le progrès indéfini,
la volonté de penser le corps différemment. Il y a la conscience
que le sport fait converger des idéaux, installe un modèle
qui suppose l'existence d'un progrès possible présent
au cœur des défenses corporelles.
Son projet est orienté vers une morale démocratique, qui valorise
la compétition tout en en promettant le contrôle. L'idée
se fait jour que la gratuité de l'affrontement sportif pourrait
s'exporter au-delà du jeu, diffuser "l'esprit chevaleresque
et le fair-play", traverser la vie domestique et la vie au travail,
les relations aux autres et la relation à soi. D'où
la volonté de rendre le sport toujours plus diffusable. Le sport
a plu autant par ses ferveurs compétitives que par ses assurances
morales.
C'est ainsi qu'il s'est imposé de lui-même
en dehors des murs clos de l'école.
Le sport moderne pose à son fondement l'identité abstraite
d'individus dépouillés,
le temps d'une rencontre, de ce qui constitue leur être social,
qui ouvre sur un imaginaire de la démocratie. Il permet de rêver
à une perfection sociale.
Il fabrique même l'Olympe et ses héros, intenses objets
d'identification et d'investissement affectif. Ce n'est
pas un hasard si Zidane est l'individu
le plus reconnu des Français. Ses origines et ses exploits l'incarnent
comme modèle d'intégration et de réussite sociale,
due à ses seuls mérites et talents. Que le sport soit rencontre
de l'autre, compagnonnage avec la diversité humaine ne fait
aucun doute, mais on peut se demander si, d'emblée, il peut
incarner une politique d'intégration.
Plus prosaïquement, pour la grande majorité des pratiquants,
qui ne font pas de compétition, c'est le plaisir de travailler
le corps et de l'habiter qui est mis en avant, de développer
force, endurance, réflexes, et de faire un retour sur soi pour se
trouver.

Ch. : Y
a-t-il conflit et contradiction entre ces valeurs ?
G. V. : Le sport se donne aujourd'hui
comme exemplaire et fascinant. Mais sa visibilité extrême,
son spectacle,
ses enjeux, les attentes intenses qu'il provoque poussent aux dérives.
L'idéal affiché peut se révéler compromis.
Les valeurs promues peuvent être menacées.
L'exigence d'illustrer un indéfini progrès physique
induit, à lui seul déjà, la tentation de la transgression.
Le dopage, entre autres, n'est pas une nouveauté. Un seul exemple
: nombre de boxeurs de la fin du XIXe siècle usaient de la cocaïne
pour mieux résister aux coups. Or, aujourd'hui, chacun le sait,
le dopage a ses officines et ses relais. Dopage, violence, corruption sont
d'ailleurs les trois fléaux que le spectacle tend à
provoquer. D'où la nécessité toujours plus grande
de mesurer ces dangers, comme celle de penser et de renforcer les règles
censées les contenir. D'où la responsabilité
de chacun face à ces risques ; celle, surtout, d'en bien cerner
les causes et les effets.
Ne faut-il pas qu'un enjeu profond de nos sociétés soit
engagé pour supporter ces contradictions possibles ? Une force collective
s'exprime dans cette passion de s'affronter, cette façon
de fabriquer des héros dans un monde pourtant désenchanté.
La puissance publique a vis-à-vis d'elle une responsabilité.
Chacun d'entre nous l'a aussi.
Propos
recueillis par Marie-Noële Darmois |
Comment se documenter sur le sport à la BnF
À la BnF, site François-Mitterrand, il est possible de consulter
des ouvrages de médecine du sport (cote 618.988) au département
Sciences et techniques.
Au département Littérature et art, on trouvera des ouvrages
sur le sport en général et sur les différents sports
en particulier (cote 796). Le département Philosophie, histoire et
sciences de l'homme propose pour sa part des ouvrages se rapportant
à la sociologie du sport. Mais toute la production éditoriale
française sur le sujet est bien sûr reçue par dépôt
légal à la BnF. C'est pourquoi une recherche par sujet
dans le catalogue BN-Opale Plus donnera accès à un grand nombre
de titres et permettra de les repérer dans les collections.

Conférence

L'esprit sportif aujourd'hui
Suivie d'une table ronde avec la participation de Jean-François
Lamour, ministre de la Jeunesse et des Sports
Mardi 28 juin 2005
Site François-Mitterrand
Petit auditorium, 18 h 30 - 20 h 30
Entrée libre
En partenariat avec les Éditions Universalis
et Le Journal du Dimanche. |