L'esprit sportif aujourd'hui
 
Être sportif serait être moral, jouer serait être exemplaire... À cette vision positive s'opposent des versions plus noires de la pratique sportive. Entretien avec Georges Vigarello, professeur à l'université Paris-V, directeur d'études à l'École des hautes études en sciences sociales et président du Conseil scientifique de la BnF, autour de ce sujet qui fera l'objet d'une conférence et d'une table ronde en juin à la BnF.
Jeux Olympiques de Calgary, Canada, 1988© Gérard Vandystadt / Agence Vandystadt

Chroniques : Il est aujourd'hui impensable d'imaginer notre société sans la présence obsédante du sport. À quand remonte ce surgissement ?



© David Carr/BnF
Georges Vigarello : Le gigantisme ininterrompu du sport, sa visibilité tous azimuts,
son omniprésence médiatique sont un phénomène majeur de notre époque. Pas un bulletin d'information à la radio, pas un journal télévisé, pas un quotidien où les nouvelles sportives n'occupent une place de choix, souvent de premier plan. Cette surabondance d'informations donne la mesure de la place grandissante occupée par le sport, loisir de masse de notre société, dont la télévision et les médias démultiplient les possibilités de spectacle, ses formes et ses effets économiques et culturels.
Il faut remonter à la fin du XIXe siècle pour trouver l'origine de cet essor, lié à la création de courses et de compétitions ouvertes à tous, alors simples jeux opposés aux gymnastiques rigides de l'école. Le tissu de ces rencontres, qui inventent une nouvelle chronologie du loisir dégagée de l'univers des fêtes traditionnelles, ouvre nos sociétés à un horizon ludique.
Ce ne sont plus les cultures de terroir qui s'imposent à la culture populaire. Une date symbolique, celle de la création du Tour de France, en 1903, marque ce changement, qui crée de nouveaux repères. Les règles ludiques, jusque-là différentes d'une vallée ou d'une ville à l'autre, s'unifient.
Les clubs sportifs se déplacent. Le développement des technologies rend possible des aménagements d'équipements, plans d'eau, piscines, stades... Les journaux puis la télévision (leur descendante en droite ligne) assurent la dissémination de plus en plus rapide de l'information. Les progrès des communications font éclater les limites territoriales pour favoriser les échanges nationaux et internationaux, dont les Jeux Olympiques sont l'emblème. Après les grands échanges scientifiques et les expositions universelles, c'est le sport qui s'universalise. La pratique sportive connaît un succès grandissant. Les pratiquants, issus des milieux sociaux les plus divers, deviennent toujours plus nombreux, passant de 3 millions en 1950 à 14 millions en 2003.

Ch. : Les valeurs transmises par le modèle sportif sont suffisamment puissantes pour créer des attachements aussi forts, engendrer un tel consensus. En quoi consistent-elles ?

G. V. : La pratique s'est imposée parce qu'elle a pu construire un véritable mythe : l'avènement d'une perfection crédible, la croyance en une sociabilité exemplaire d'individus qui s'affrontent de la façon la plus contrôlée à partir de chances égales. Le sport est réputé pouvoir servir de plus hautes ambitions : la performance, la technique, le progrès indéfini,
la volonté de penser le corps différemment. Il y a la conscience que le sport fait converger des idéaux, installe un modèle qui suppose l'existence d'un progrès possible présent au cœur des défenses corporelles.
Son projet est orienté vers une morale démocratique, qui valorise la compétition tout en en promettant le contrôle. L'idée se fait jour que la gratuité de l'affrontement sportif pourrait s'exporter au-delà du jeu, diffuser "l'esprit chevaleresque et le fair-play", traverser la vie domestique et la vie au travail, les relations aux autres et la relation à soi. D'où la volonté de rendre le sport toujours plus diffusable. Le sport a plu autant par ses ferveurs compétitives que par ses assurances morales.
C'est ainsi qu'il s'est imposé de lui-même en dehors des murs clos de l'école.
Le sport moderne pose à son fondement l'identité abstraite d'individus dépouillés,
le temps d'une rencontre, de ce qui constitue leur être social, qui ouvre sur un imaginaire de la démocratie. Il permet de rêver à une perfection sociale.
Il fabrique même l'Olympe et ses héros, intenses objets d'identification et d'investissement affectif. Ce n'est pas un hasard si Zidane est l'individu le plus reconnu des Français. Ses origines et ses exploits l'incarnent comme modèle d'intégration et de réussite sociale, due à ses seuls mérites et talents. Que le sport soit rencontre de l'autre, compagnonnage avec la diversité humaine ne fait aucun doute, mais on peut se demander si, d'emblée, il peut incarner une politique d'intégration.
Plus prosaïquement, pour la grande majorité des pratiquants, qui ne font pas de compétition, c'est le plaisir de travailler le corps et de l'habiter qui est mis en avant, de développer force, endurance, réflexes, et de faire un retour sur soi pour se trouver.

Ch. : Y a-t-il conflit et contradiction entre ces valeurs ?
G. V. : Le sport se donne aujourd'hui comme exemplaire et fascinant. Mais sa visibilité extrême, son spectacle,
ses enjeux, les attentes intenses qu'il provoque poussent aux dérives. L'idéal affiché peut se révéler compromis.
Les valeurs promues peuvent être menacées.
L'exigence d'illustrer un indéfini progrès physique induit, à lui seul déjà, la tentation de la transgression. Le dopage, entre autres, n'est pas une nouveauté. Un seul exemple : nombre de boxeurs de la fin du XIXe siècle usaient de la cocaïne pour mieux résister aux coups. Or, aujourd'hui, chacun le sait, le dopage a ses officines et ses relais. Dopage, violence, corruption sont d'ailleurs les trois fléaux que le spectacle tend à provoquer. D'où la nécessité toujours plus grande de mesurer ces dangers, comme celle de penser et de renforcer les règles censées les contenir. D'où la responsabilité de chacun face à ces risques ; celle, surtout, d'en bien cerner les causes et les effets.
Ne faut-il pas qu'un enjeu profond de nos sociétés soit engagé pour supporter ces contradictions possibles ? Une force collective s'exprime dans cette passion de s'affronter, cette façon de fabriquer des héros dans un monde pourtant désenchanté. La puissance publique a vis-à-vis d'elle une responsabilité. Chacun d'entre nous l'a aussi.

Propos recueillis par Marie-Noële Darmois


Comment se documenter sur le sport à la BnF

À la BnF, site François-Mitterrand, il est possible de consulter des ouvrages de médecine du sport (cote 618.988) au département Sciences et techniques.
Au département Littérature et art, on trouvera des ouvrages sur le sport en général et sur les différents sports en particulier (cote 796). Le département Philosophie, histoire et sciences de l'homme propose pour sa part des ouvrages se rapportant à la sociologie du sport. Mais toute la production éditoriale française sur le sujet est bien sûr reçue par dépôt légal à la BnF. C'est pourquoi une recherche par sujet dans le catalogue BN-Opale Plus donnera accès à un grand nombre de titres et permettra de les repérer dans les collections.

Conférence

L'esprit sportif aujourd'hui
Suivie d'une table ronde avec la participation de Jean-François Lamour, ministre de la Jeunesse et des Sports
Mardi 28 juin 2005
Site François-Mitterrand
Petit auditorium, 18 h 30 - 20 h 30
Entrée libre
En partenariat avec les Éditions Universalis et Le Journal du Dimanche.