Face au défi de Google : une bibliothèque numérique européenne
  Un bref survol de la presse française et internationale illustre toute la vitalité du débat qu'a provoqué l'annonce, le 14 décembre 2004, des accords de numérisation que le moteur de recherche Google a passés avec de prestigieuses bibliothèques anglo-saxonnes. Éléments de réflexion.
  En décembre 2004, les fondateurs de Google, Sergey Brin et Larry Page, qui ambitionnent "d'organiser l'information à l'échelle mondiale et [de] la rendre universellement accessible et utile" annoncent avoir passé des accords avec les bibliothèques universitaires américaines de Stanford, du Michigan, d'Harvard et avec la New York Public Library et la bibliothèque britannique d'Oxford pour numériser une quinzaine de millions d'ouvrages, soit 4,5 milliards de pages en six ans.
Le président de la BnF, Jean-Noël Jeanneney, réagit sans tarder dans un article du journal Le Monde du 24 janvier 2005 en exprimant sa crainte "du risque d'une domination écrasante de l'Amérique dans la définition de l'idée que les prochaines générations se feront du monde". Et il invite aussitôt à une réponse européenne pour préserver la diversité de l'accès aux cultures non américaines.
L'article, dès lors, marque le début d'un vaste débat que relance l'intervention du président de la République.
En effet, Jacques Chirac reçoit le ministre de la Culture et de la Communication, Renaud Donnedieu de Vabres,
et le président de la BnF le 17 mars, pour "relever le défi culturel de Google et leur confier une mission préparatoire destinée à promouvoir un projet de bibliothèque virtuelle européenne", et "renforcer et coordonner les efforts européens qui permettront à l'Europe de prendre toute sa place dans ce domaine" (Le Monde du 17 mars 2005).
L'Humanité relève que "Jean-Noël Jeanneney appelle à la mobilisation face au projet de Google (mardi 1er mars),
pour une grande bibliothèque numérique européenne", se fondant sur les déclarations du président de la BnF,
qui souhaite "favoriser l'existence d'un moteur de recherche européen, afin de ne pas laisser Google seul sur ce marché".

Aux armes, citoyens !
À l'international, The Irish Times titre : "Les Français ripostent à l'invasion de Google", se demandant si c'est un effet de "l'héritage de De Gaulle ou de la compétition entre les révolutions jumelles de 1776 et 1789. Mais il ne se passe pas un jour en France, commente le journal, sans que soit mise en avant la nécessité de se dresser contre les Américains."
C'est d'ailleurs par une allusion à la Marseillaise que le Financial Times lance : "Aux armes, citoyens ! Pour un Internet européen !", relevant que "l'accès aux contenus numérisés des bibliothèques européennes est devenu un enjeu politique", mais que "les sceptiques disent qu'il est douteux que l'argent des contribuables puisse rivaliser avec le capital de Wall Street" et que "l'inscription dans un programme de financement de la Commission européenne pourrait vraisemblablement prendre au moins deux ans, une longue période en terme d'Internet." Le quotidien espagnol El País (22 mars) estime de son côté que "les tensions en matière de patrimoine culturel digital sont classiques. La question se résume ainsi : eux (les États-Unis) ont la technique, nous (l'Europe), nous avons la culture. Eux cherchent à gagner de l'argent avec le savoir, nous... à le mettre gratuitement à la disposition de tous." À Milan, Il Corriere della Sera
(19 février) analyse : "Paris contre Google : le savoir en ligne ? Impérialisme", ironisant "Don Jeanneney de la Mancha combat contre les moulins à vent de l'impérialisme anglo-saxon".
"Faut-il avoir peur de la bibliothèque virtuelle ?" interroge L'Express (28 mars), qui donne sur ce sujet la parole à plusieurs personnalités. Selon Alberto Manguel, écrivain et essayiste, "avec ce projet, Google tend vers le cauchemar de Borges à propos de la bibliothèque de Babel… impossible de trouver dans ce dédale un seul livre qu'on puisse lire car tout est devenu du charabia". Jacques Attali, tout en critiquant l'existence du bâtiment du site François-Mitterrand, propose un modèle de riposte alternatif : "Lancer une vraie politique de numérisation, non à l'échelle européenne... mais bien à l'échelle nationale. Ne serait-ce que pour défendre notre langue, qui n'intéresse que nous,
car l'Europe doit traiter à égalité les vingt-cinq langues de l'Union. Bref, pour soutenir la francophonie et rattraper notre retard, il est urgent de débloquer les moyens, quitte à y associer des partenaires privés."

Le Figaro souligne le 18 février qu'"on peut rapprocher le projet de Google du fantasme de bibliothèque virtuelle universelle que caressent les étudiants et chercheurs du monde entier", et demande "faut-il avoir peur de la bibliothèque de Google ?" , sachant que "le centre de ce projet […] est peut-être surtout un produit d'appel pour […] Google Print […] qui propose aux éditeurs un nouveau service, permettant à leurs livres d'apparaître dans les résultats du moteur de recherche non seulement par leur titre ou des citations comme c'est le cas actuellement, mais aussi par leur contenu." Le Figaro ne doute pas que "tôt ou tard, le monde de l'édition francophone pourrait à son tour rejoindre l'énorme base de données culturelle et commerciale de Google...".
Ce que conteste François Gèze, directeur des éditions La Découverte, qui annonce : "Comme plusieurs de mes confrères du groupe Editis, j'ai décidé de laisser Amazon (et non Google) numériser mille de nos ouvrages pour en offrir des extraits à lire gratuitement." (L'Express du 28 mars). Et Serge Eyrolles, président du Syndicat national de l'édition, de confirmer : "Tant que nous n'aurons pas d'assurance digne de ce nom quant au risque de piratage, la plupart des éditeurs français refuseront d'y aller."

Vingt-trois bibliothèques nationales solidaires
Les Rencontres pour l'Europe de la culture, qui ont rassemblé, les 2 et 3 mai à Paris, plusieurs centaines de personnalités du monde de la culture venues des vingt-cinq pays de l'Union européenne, ont été l'occasion d'une relance vigoureuse des débats sur la numérisation des contenus culturels. Lors de l'inauguration de ces journées, Jacques Chirac, selon qui "la culture ne peut pas être livrée au jeu du marché, pas plus qu'elle ne doit être inféodée à l'État" a réaffirmé son soutien à un projet de bibliothèque virtuelle européenne (Le Figaro du 4 mai). Il a aussi rappelé "'initiative lancée le 28 avril par six pays européens : en effet, l'Allemagne, l'Espagne, la Hongrie, l'Italie, la Pologne ont, sur proposition de la France, écrit aux présidents du Conseil et de la Commission pour leur demander de soutenir le projet de Bibliothèque numérique européenne, tout en soulignant que tous les États membres qui souhaitent nous rejoindre seront évidemment les bienvenus" (Les Échos du 3 mai).
En réponse, Jean-Claude Juncker, Premier ministre luxembourgeois et actuel président de l'Union européenne,
qui ouvrait la deuxième journée de ces rencontres, "s'est engagé en faveur d'une hausse du budget culturel européen, pour qu'il sorte de sa médiocrité et de son insignifiance, et a prononcé un oui franc à la création d'une bibliothèque européenne en ligne" (Libération du 4 mai). Vingt-trois bibliothèques nationales sont solidaires, comme l'indique Livres Hebdo dans son numéro du 6 mai : "Une vingtaine1 de bibliothèques nationales avaient adopté une motion2 qui se concentre en peu de mots." Les dirigeants des bibliothèques nationales signataires souhaitent appuyer une initiative commune des dirigeants de l'Europe visant à une numérisation large et organisée des œuvres appartenant au patrimoine de notre continent. Une telle entreprise suppose à l'échelle de l'Union une étroite concertation des ambitions nationales pour définir le choix des œuvres.
Elle appelle aussi le soutien des autorités communautaires afin de développer un programme énergique de recherche dans le domaine des techniques qui serviront ce dessein. Livres Hebdo pouvait ainsi ouvrir son dossier sur le sujet par ces mots : "Merci Google !"

Marie-Noële Darmois



1. Il y en a eu exactement 23, dont la France. Le Royaume-Uni a soutenu l'initiative mais n'a pas signé la motion ;
le Portugal y a adhéré, mais attend une autorisation expresse du ministre de tutelle de la Bibliothèque nationale.
2. Proposée par la BnF.

Pour en savoir plus
www.bnf.fr
Jean-Noël Jeanneney, Quand Google défie l'Europe - Plaidoyer pour un sursaut, Éditions Mille et une nuits,
collection "Essai", avril 2005.