Daido Moriyama, la photographie au rasoir
La série de photographies consacrées au théâtre japonais, dont Daido Moriyama a fait donation au département des Estampes, date des débuts de sa carrière. Le dessin et la peinture, l'avaient d'abord tenté, mais la rencontre à Osaka, où il vivait alors, du photographe Takeji Iwamiya décida de sa carrière. Il devint son assistant, son rôle se bornant, dit-il,
à régler les lumières et à observer le photographe au travail.
Désireux de s'installer à Tokyo, il y devint, en 1961, l'assistant du photographe d'avant-garde Eiko Hosœ, auteur d'Ordeal by roses où il mettait en scène Mishima Yukio. Hosœ lui fit rencontrer ses amis Ikko Narahara et Shomei Tomatsu, entre autres.
L'œuvre de Daido Moriyama se démarque des influences qu'auraient pu exercer ces maîtres.
Il n'est pas question chez lui de prises de vue en studio ou de longue préparation des poses et des éclairages. Sa prédilection va à la relation au réel immédiat, à la prise de vue directe,
au coup de rasoir du snapshot.
Le mouvement de la rue, l'urgence de l'instant, le flux du temps sont saisis, prélevés, découpés dans un geste photographique d'une violence et d'une précision inouïes. "La majeure partie de mes photographies est relative à des scènes de rue, en phase avec le décor et la scénographie des villes, grandes ou petites. Comme une incessante parade à travers les rues de la ville, toutes sortes de gens et d'événements se présentent à moi, me fournissant un irremplaçable sujet. Quand je parcours les rues avec mon appareil, je suis en mesure de rassembler un nombre infini de perceptions issues de moi-même, du genre humain, de la photographie, le monde lui-même", révèle Moriyama.
La vie de la ville, perçue comme un théâtre où s'offrent à tout instant des scènes énigmatiques et saisissantes, apparaît dans les propos du photographe, plus clairement encore dans ses images. La série consacrée au théâtre redouble cette question centrale. Rien de plus codé que le théâtre, et en particulier le kabuki, mais Moriyama se garde d'en donner une impression classique, statique ou documentaire: il ne s'agit pas de photographie de plateau.
Sa photographie s'approprie le théâtre comme elle s'empare de la rue. Les acteurs y sont montrés dans leur jeu par un mouvement, un bougé aux limites du lisible. Ils sont saisis d'une manière décalée dans l'entre-deux de la coulisse, costumés mais pas encore en action, ou au contraire, se retirant de l'action, défigurés par l'effort. Le cadrage subvertit le classique statisme de la photographie de spectacle, la composition s'appuie sur le violent contraste des noirs et des blancs, les lignes et les volumes toujours aux limites de la bascule créent, par ce déséquilibre même, l'impression d'urgence et de fugacité qui caractérise toute l'œuvre de Daido Moriyama.
Photographier le théâtre comme il photographiera plus tard la vie urbaine, c'est considérer la photographie non seulement comme émergence de l'imperceptible, mais aussi créer l'événement en tranchant dans le nappage d'une narration continue et convenue, casser la logique extérieure afin de lui substituer l'aléatoire et le subjectif et, loin du réalisme, faire advenir au visible sa propre façon d'être au monde. "Le monde entier est un théâtre et tous, hommes et femmes, n'en sont que les acteurs (1)", disait Shakespeare.

Anne Biroleau


Daido Moriyama est né en 1938 à Ikeda, près d’Osaka. Il s’installe à Tokyo en 1961. Il travaille au Japon et à New York. Son œuvre photographique est exposée dans le monde entier et il a publié, dès 1964, de nombreux livres dont la célèbre série Provoke.

(1) Shakespeare (William), Comme il vous plaira, trad. François-Victor Hugo. Paris. Garnier-Flammarion, p. 252.