René Char, le plaisir du texte
René Char aurait eu cent ans le 14 juin. L’exposition qui lui est consacrée par la BnF allie dans son parcours le développement d’une œuvre et la vie d’un homme.
René Char
La vie de Char est une histoire d’amitiés qu’aimantent l’énergie, la puissance créatrice,
la chaleur communicante du poète ; elle est inséparable de deux aventures collectives,
le surréalisme, dont il fut l’une des figures les plus combatives, et la Résistance qui lui révéla d’autres fraternités. La poésie de Char prend sa source dans le corpus alchimique, à la lecture de Rimbaud, de Sade et de Lautréamont, elle trouve ses guides en Héraclite et Georges de La Tour. Ses figures tutélaires se rattachent au pays d’une enfance rêvée, dessiné par les collines du Vaucluse et les rives de la Sorgue, auquel Char revint toujours. Constante méditation sur la mort, elle se ressaisit dans la révolte contre les totalitarismes,
puis contre l’appauvrissement de notre civilisation technicienne. Volontiers prophétique,
en avant de l’action, dont elle se veut le « chant de départ », son optimisme tragique est aussi une morale pour l’homme « requalifié ». L’amour y tient une large place, fasciné par la beauté, attiré par la Rencontre, donneur de liberté, retenu par quelques visages inspirants.

Violent, tendu, éclaté, pulvérisé
Le poème de Char est donc violent, tendu, éclaté, « pulvérisé », mais il peut être aussi celui de l’élan amoureux, de l’arrêt émerveillé devant l’enfant ou un simple oiseau. Sa beauté attira les peintres, de Braque à Zao Wou-ki : les livres, manuscrits ou imprimés, qui en résultèrent sont donc nombreux dans cette exposition. Ceux qui furent enluminés pour Yvonne Zervos à partir de 1948 y sont rassemblés dans la longue diagonale qui divise la salle carrée : les regards s’y focalisent, mais l’œuvre dont ils sont l’aboutissement, les précède et les entoure, disposée de chaque côté dans la chronologie d’une écriture poétique qui eut ses fulgurances et son travail, ses éclats et ses calmes.
L’œuvre de Char, en effet, n’est pas d’un bloc. Les textes de la période surréaliste, les poèmes militants, se distinguent nettement de ceux des années 1938-1949, qui aboutirent à Fureur et mystère, puis aux Matinaux. De même, La Parole en archipel (1962) le recueil suivant, qui réunit des textes de 1951 à 1960, diffère considérablement, par sa composition et le ton général de ses poèmes, du Nu perdu, écrit de 1962 à 1969.
Enfin, les poèmes de la dernière période, qui commence avec Aromates chasseurs (1972- 1975), ont leurs propres caractéristiques. Ce cheminement est donné à voir dans les différents états d’une élaboration poétique qui, très tôt et jusqu’à la fin, fit usage de carnets auxquels le poète se confiait d’abord. Il en est montré trois, datés de 1932-1934,
1946 et 1960-1966. Ils recueillent des confidences personnelles, des notes pratiques, mais aussi des idées de titres, des départs de poèmes ou de phrases poétiques, premiers jets qui réapparaîtront sur les feuillets que le poète couvre de sa belle écriture régulière. Les premiers états qui s’y lisent sont toujours révélateurs ou particulièrement émouvants. La portée des trois vers ajoutés en 1933 à La Torche du prodigue – « Nuage de résistance/Nuage des cavernes/ Entraîneur d’hypnose » –, va bien au-delà du Marteau sans maître, dont ils sont l’ouverture. La version, encore fragmentaire, d’Hommage et Famine adressée le 7 janvier 1943 à Gilbert Lely nous dit la constante espérance de Char, même aux heures les plus sombres, en l’issue de la guerre. Les premières versions des poèmes de l’été 1949 – Les Inventeurs, Anoukis et plus tard Jeanne – nous montrent leur auteur dans la pleine maîtrise de ses ressources poétiques, à un moment particulièrement fécond. L’état exposé de Huis de la mort salutaire révèle le sens qu’il convient de donner à ce poème écrit à un moment crucial du procès Kravtchenko.
Plus tard, les états adressés à Tina Jolas peu après leur écriture sont souvent éclairants par quelques mots joints qui en évoquent les circonstances. Char a passé une grande partie de son temps à copier, corriger, récrire ses textes, comme en témoigne le nombre de ses manuscrits dispersés. Certains, particulièrement raturés, comme celui d’Envoûtement à la Renardière, posent de véritables énigmes à leurs déchiffreurs, tentés de découvrir sous les ratures les moments successifs de son écriture. Souvent, malgré les ratures et corrections, ces états correspondent à la version définitive, comme si Char avait concentré sur une seule page tout le travail d’élaboration – ou plutôt, ainsi qu’il apparaît ailleurs, comme s’il ne voulait pas laisser trace d’un état intermédiaire, donc inachevé, qu’il complète donc afin que le poème, en dépit des ratures, se lise comme il doit l’être.
La préparation de cette exposition a conduit à la découverte d’un certain nombre de premières versions de textes repris parfois bien plus tard. Ainsi en est-il de Note sur Picasso (janvier-février 1939), source du texte publié en 1966 sous le titre Mille planches de salut. Citons également une lettre à P. A. Benoit du 29 décembre 1967, à l’origine du poème Légèreté de la terre publié douze ans plus tard. La comparaison du texte source avec la version retenue dans l’œuvre est aussi intéressante que celle de certaines lettres ou documents autographes avec leur version imprimée – je pense tout particulièrement à la Lettre hors commerce adressée à André Breton.

Manuscrit autographe
L’œuvre pour la scène
Char n’a cessé d’intervenir sur ses textes et sur l’organisation de son œuvre.
Son «  théâtre sous les arbres » n’a trouvé sa forme définitive qu’en 1967, soit une vingtaine d’années après avoir été écrit. L’un des apports de cette exposition est de faire apparaître, grâce à des archives récemment ouvertes, que les principales pièces qui le composent étaient à l’origine des scénarios. Au sortir de la guerre et de la rétention qu’elle impliqua pour lui, Char a fortement ressenti le besoin d’élargir son audience à un plus large public.
Avec Yvonne Zervos, qui le soutint financièrement dans cette entreprise, il crut aux ressources poétiques du cinématographe. Il s’intéressa également au ballet.
De 1945 à 1949, les tentatives dans ces directions furent généralement des échecs,
mais l’œuvre pour la scène en a tiré son caractère si particulier de « théâtre de verdure »,
ou « théâtre saisonnier », comme Char le désigna, sans doute pour justifier de la difficulté à le mettre en scène hors des lieux et du pays qui l’inspirèrent. Les lettres présentées à l’exposition permettent au visiteur curieux de mieux cerner la personnalité de Char, qui s’y révèle, surtout à ses débuts, de la manière la plus naturelle : prompt à réagir, même violemment, envers ceux qu’il n’aime ceux pour qui il éprouve de l’affection ou qui comptent à ses yeux. Char classait ses admirations en trois catégories : ses « dettes », ses « ascendants » (ou « grands astreignants ») et ses « alliés substantiels ».
Le nombre de ceux envers qui il se reconnaissait débiteur ne fut jamais élevé – en 1973, la liste qu’il en donna à Jean-Claude Mathieu n’en nommait que sept, dont un peintre (Georges Braque) et un philosophe (Martin Heidegger),
les cinq autres étant des intimes. Le groupe des « ascendants », où la fraternité poétique forme l’essentiel du lien généalogique, ne cessa, en revanche, de s’élargir, des troubadours à Paul Éluard. Si l’exposition, grâce aux manuscrits enluminés et aux livres illustrés, évoque l’ensemble des artistes (« les alliés substantiels ») qui accompagnèrent sa poésie, le choix des relations littéraires présentées a été guidé par leur implication dans l’œuvre,
et limité par l’accessibilité des documents. Outre Éluard, Camus, Bataille et Heidegger, il a paru indispensable de donner la place qu’ils méritent à Gilbert Lely, ainsi qu’à Maurice Blanchard, deux figures poétiques aussi fraternelles qu’essentielles à la poésie de Char dans les capitales années 1938-1947. La nature des fonds conservés à la Bibliothèque nationale de France a conduit à mettre en valeur également certains imprimeurs et éditeurs : Louis Broder, Jean Hugues, Edwin Engelberts, mais surtout Guy Lévis Mano (GLM) et Pierre André Benoit (PAB).

Figures féminines inspiratrices
Enfin, quelques figures féminines s’imposent naturellement, épouses, compagnes, inspiratrices et dépositaires d’une part de l’œuvre à laquelle leur nom est définitivement attaché. L’exposition leur doit beaucoup, une grande partie de ce qui y est montré ayant appartenu ou appartenant encore à telle ou telle d’entre elles. Au moment de donner accès à cette abondante moisson, aboutissement de mois de travail, je n’ai qu’un souhait : qu’en suscitant l’intérêt de ses visiteurs, particulièrement des étudiants et des chercheurs, certains de ceux-ci prolongent les voies ouvertes,
en découvrent d’autres. Malgré le succès qu’il recueille, la question de Georges Mounin « Avez-vous lu Char ? » demeure en effet, soixante ans après, toujours d’actualité. L’œuvre comme la figure du poète restent par bien des aspects à préciser, à approfondir, parfois à dégager des lectures et des interprétations convenues.
Elles n’ont pas fini de fasciner et de surprendre.
Antoine Coron


René Char
Du 4 mai au 29 juillet 2007
Site François-Mitterrand,
Quai François-Mauriac, Paris 13e

Commissariat : Antoine Coron, directeur de la Réserve des Livres rares de la BnF, avec la collaboration de Marie Minssieux-Chamonard, conservateur à la Réserve des Livres rares