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Chroniques de la BnF – n°61 –
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A
près plus de dix ans de
développement du numé-
rique, une question n’est
désormais plus taboue. Elle est posée
par des contribuables, des gestion-
naires, des élus comme par des intel-
lectuels – ainsi Michel Serres dans un
article récent pour
Libération
: si tout
(ou presque tout) devient accessible
à tous (ou presque tous) par le biais
des écrans, à quoi bon construire
encore ou même maintenir des
bibliothèques dites « physiques » ?
De leur côté, nombre de profession-
nels se demandent s’ils ne vont pas
être les acteurs d’un scénario catas-
trophe – ou fataliste –, celui d’une
désaffection plus ou moins lente des
bibliothèques qui pourrait conduire,
faute de publics, à leur disparition…
Comme toutes les grandes peurs, celle
du numérique doit être raisonnée.
Un scénario encore à écrire
Le tout numérique n’est pas pour
demain. Pour devenir massif, l’usage
d’un média a besoin d’une certaine
sérénité technologique – rappelons-
nous l’exemple de la télévision, ou des
standards de la vidéo ou du DVD.
Dans le cas du numérique, la bataille
des formats, des matériels de lecture,
des offres de contenus ralentit visible-
ment l’émergence de ce fameux mar-
ché sur lequel les industriels sont si
soucieux de se positionner… La
numérisation rétrospective du patri-
moine, quant à elle, sera une affaire de
longue haleine tant l’héritage culturel
est colossal. En lui donnant comme
ambition une certaine exhaustivité,
elle prendra probablement une géné-
ration, voire deux, si elle ne connaît
pas une accélération technologique ou
économique majeure.
Par ailleurs, le scénario du déclin
s’appuie sur des constats pour le
moins incertains. S’il semble confirmé
que, dans les bibliothèques munici-
pales ou universitaires, le nombre des
prêts connaît un tassement, qui ne
s’applique d’ailleurs pas à tous les
types de documents, la fréquentation
du lieu-bibliothèque se maintient glo-
balement. On en connaît même ici et
là où elle est notablement en hausse,
souvent à la faveur d’un réaména-
gement des espaces, d’une évolution
de l’amplitude horaire ou des activités
culturelles. La bibliothèque comme
l ieu d’apprent issage au col lège,
comme lieu de vie à l’université ou
comme forum dans la cité, semble
promise à un bel avenir.
Car la bibliothèque en général ne doit
pas être isolée de l’horizon social – et
politique – dans lequel elle s’inscrit.
On ne le rappellera jamais assez : un
tiers seulement de la population fran-
çaise fréquente des bibliothèques. Si
un accès croissant à l’enseignement
supérieur et à la culture reste un
objectif prioritaire des politiques
publiques, la bibliothèque possède
des marges de développement
considérables pour sa fréquentation.
En effet, dans l’acquisition des savoirs
ou du goût, aucun processus virtuel
ne remplacera complètement l’expé-
rience d’un lieu, de la matérialité des
objets, de l’émotion collective.
Enf in, dans les bibliothèques, le
temps n’est plus à l’effroi mais à
l’inventivité. La bibliothèque est
devenue un des lieux privilégiés de la
consultation d’Internet (et parfois le
seul pour ceux qui sont victimes de ce
qu’on appelle la fracture numérique).
L’articulation des ressources et des
pratiques de recherche « sur papier » et
électronique se fait de plus en plus
naturellement. Et les bibliothèques se
repositionnent dans des politiques de
services au plus près de leurs premiers
publics. On pourrait développer
l’exemple de certaines bibliothèques
publiques qui initient de plus en plus
de démarches de proximité (ainsi le
portage des emprunts à domicile), ou
celui des bibliothèques universitaires
en voie d’évolution rapide vers le
concept de
learning center
. La BnF,
elle, a choisi de mettre l’accent sur sa
richesse documentaire, la didactique,
l’expertise et la diversification des
publics [lire page suivante].
Bientôt f inies, les bibliothèques ?
Ceux qui l’annoncent ou le redoutent
réduisent implicitement les biblio-
thèques à un « stock » de documents.
Les bibliothèques sont bien plus que
cela : lieu d’étude, lieu de découverte,
lieu de plaisir, lieu de rencontres, lieu
de partage, lieu d’imaginaire et, pour
tout dire, lieu de valeurs. Elles l’ont
été dans le passé. Elles le seront bien
plus encore dans l’avenir ; elles vivront
tant que vivra l’humanisme.
Denis Bruckmann
à lire
La Grande Conversion numérique,
par Milad Doueihi, éd. du Seuil, 2008.
Apologie du livre, demain aujourd’hui, hier,
par Robert Darnton, éd. Gallimard, 2011.
N’espérez pas vous débarrasser des livres,
par Jean-Claude Carrière 
et Umberto Eco, éd. Grasset, 2011.
PAROLES DE LECTEUR
«La BnF est un lieu fabuleux pour
consulter des documents puisqu’il y a tout !
En 2020, je continuerai à venir
pour au moins deux raisons : pour avoir
accès aux documents et pour le calme. »
Jacques Henno, journaliste et écrivain
Photo Bertrand Desprez, VU/BnF.
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