|
Pierre Boulle en 1992
© Ulf Andersen/Gamma |
« Des hommes raisonnables ? Des
hommes détenteurs de la sagesse ?
Des hommes inspirés par l’esprit ?
Non, ce n’est pas possible ; là, le conteur
a passé la mesure. » La Planète des singes,
1963. Singularité et paradoxe sont peutêtre
les maîtres mots qui caractérisent
l’œuvre de Pierre Boulle (1912-1994).
Alliant un humour presque britannique
et une précision mécanique du récit,
il dessine les contours d’une véritable
anthropologie.
Car son œuvre est avant
tout un questionnement sur la nature
humaine. Quel que soit le mode choisi –
roman héroïque, science-fiction, conte
philosophique, Pierre Boulle n’a de cesse
de pousser l’homme dans ses derniers
retranchements et de lui enseigner
la relativité du bien et du mal, au risque
de le confronter à l’absurde.
Une telle matière ne pouvait manquer d’intéresser
le cinéma hollywoodien qui adapta à
l’écran, avec le succès que l’on connaît,
deux de ses romans (Le Pont de la rivière
Kwaï en 1957 et
La Planète des singes en 1968). Jouissant d’une notoriété
internationale, Pierre Boulle n’en demeure
pas moins une figure discrète, en marge
des cénacles littéraires.
Avignonnais
de naissance, qui le fut toujours de cœur,
comme il aime à le rappeler dans ses
souvenirs (L’Ilon, 1990), Boulle est lié dès
son plus jeune âge au monde du livre.
Par sa mère, il descend en effet de
la famille d’imprimeurs Seguin qui soutint
le Félibrige et publia Mireille de Frédéric
Mistral. Recruté en 1936 par une firme
anglaise,
peu après sa sortie de l’École
supérieure d’électricité de Paris, il part
comme ingénieur dans une plantation
d’hévéas près de Kuala Lumpur en Malaisie
et découvre l’exotisme d’un monde
jusque-là inconnu.
Lorsque la guerre
éclate, il rallie la France libre qui
le dépêche en Chine avec pour mission
de préparer la libération de l’Indochine.
Formé par l’Intelligence Service,
il s’engage pleinement dans une vie riche
d’aventures avant d’être arrêté au terme
d’un périple rocambolesque, puis
condamné en octobre 1942 par la cour
martiale de Hanoï, fidèle au régime
de Vichy, aux travaux forcés à perpétuité.
Détenu à Saïgon sans le statut de
prisonnier politique, il ne recouvre
sa liberté qu’en 1944. Après un bref retour
à Paris, il repart trois ans dans
la plantation malaisienne qui lui offre
peu de satisfactions professionnelles et
le spectacle d’une exploitation kafkaïenne
de l’homme par l’homme.
Installé en 1949
dans un hôtel du Quartier latin à Paris,
puis chez sa sœur Madeleine, devenue
veuve, il consacre dès lors sa vie à l’écriture.
L’expérience
des années de guerre
C’est de son expérience des années de
guerre, évoquées en 1966 dans Aux sources
de la rivière Kwai, que Pierre Boulle tire
la matière pour construire son œuvre.
Sa rencontre avec les Anglais et son
engagement personnel forgèrent l’image
du héros « boulléen », l’Homme dans toute
son humanité et son inhumanité, dans
la lignée d’un Joseph Conrad. De même,
ses séjours en Extrême-Orient achevèrent
de lui donner un sens dramatique.
Pierre Boulle fut remarqué en 1950 dès
son premier roman, William Conrad –
l’hommage à l’auteur de Lord Jim est
évident – par l’éditeur Julliard, qui publia
la quasi-totalité de sa production
littéraire.
Dans ses romans héroïques,
comme Le Sacrilège malais (1951), Le Pont de la rivière Kwaï (1952, Prix
Sainte-Beuve), L’Épreuve des hommes
blancs (1955), Un métier de Seigneur (1960), Les Oreilles de la jungle (1972),
les personnages connaissent les vertiges de
la colonisation, l’espionnage, la trahison,
la misère, l’illusion de la victoire,
et toujours, au fond, l’absurde.
La science-fiction reçut quelques-uns
de ses plus beaux textes. Le conte
philosophique qu’est La Planète des singes
vaut mieux que ses adaptations
cinématographiques. L’enjeu de cette
œuvre phare n’est pas tant la domination
d’une nouvelle espèce « singeant »
l’homme, que la régression biologique
et culturelle de l’humanité.
Dans Les Jeux
de l’esprit (1971), Pierre Boulle décrit
une utopie/dystopie : le règne des
scientifiques instaure une ère de paix,
mais aussi de déprime… Il faut bien
se distraire, les jeux sanglants réinventés
ne suffisent bientôt plus et le recours
à la guerre est inévitable. Pierre Boulle
s’intéresse également au merveilleux
animal avec La Baleine des Malouines (1983, Grand Prix de la mer). Dans
Le Professeur Mortimer (1988), librement
inspiré de L’Ile du docteur Moreau de Wells, il dépeint un savant, démiurge,
qui oublie que ses semblables sont avant
tout des hommes.
Pierre Boulle aborda
également avec bonheur le genre de
la nouvelle. Parmi les Contes de l’absurde (1953, Grand Prix de la nouvelle), signalons
Une nuit interminable, qui réinvente
et épuise même les notions de voyage et de paradoxe temporels dans un récit
où passé, présent et avenir finissent par
se confondre. L’humour, l’absurde et
le sarcasme ne sont pas très loin dans E
= MC2 (1957), Histoires charitables (1965),
Quia absurdum (1970) et Histoires perfides (1976). Boulle est encore l’auteur d’une
biographie historique, L’Étrange Croisade
de l’empereur Frédéric II (1968),
et
d’un essai, L’Univers ondoyant (1987),
qui mêle heureusement culture
scientifique et métaphysique.
Françoise
Loriot, nièce de l’écrivain, et son mari le
professeur Jean Loriot, qui animent avec
dynamisme l’Association des amis
de l’œuvre de Pierre Boulle, s’attachent
à sauver et valoriser ce patrimoine
manuscrit. Jean Loriot a mené
une vaste campagne de conservation
pour sauvegarder les dizaines de milliers
de pelures abîmées par l’humidité.
La découverte de manuscrits dans
une malle des Indes, retrouvée dans
une cave de l’ancien domicile parisien
de l’écrivain, permit la publication,
au Cherche Midi, de textes inédits
étonnants : un roman policier sur fond
d’égyptologie, L’Archéologue et le mystère
de Néfertiti (2005), et un recueil de sept
nouvelles, L’Enlèvement de l’obélisque.
Nouvelles étranges qui vient de paraître.
À ce don de manuscrits, les héritiers
de Pierre Boulle ont joint une série
d’enregistrements sonores dans lesquels
l’écrivain évoque ses souvenirs de guerre.
C’est cet ensemble considérable,
augmenté de dossiers de coupures
de presse pour chaque œuvre, qui vient
enrichir les collections nationales,
où résonne désormais la célèbre Marche
du colonel Bogey, sifflée par les soldats
du Pont de la rivière Kwaï voilà tout juste
cinquante ans.
|