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Le 24 décembre 1907, une cérémonie solennelle
dans les sous-sols de l'Opéra de Paris marque le don par Alfred
Clark, président de la Compagnie française du
Gramophone, de vingt-quatre disques qui se veulent l'embryon d'un
"musée de la parole". Devant l'assistance, les phonogrammes
sont soigneusement recouverts de bandelettes de tissu puis placés
dans deux urnes en plomb scellées hermétiquement où
l'on fait le vide d'air par une pipette avant de boucher l'ouverture.
Par acte écrit, le ministre de l'Instruction Aristide
Briand enregistre la volonté d'Alfred Clark : ces boîtes
ne devront être ouvertes que cent ans plus tard,
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afin d'apprendre aux hommes de cette époque
:
1° quel était alors l'état des machines parlantes,
encore aujourd'hui presque à leurs débuts, et quels
progrès surtout auront amélioré cette précieuse
invention au cours d'un siècle ;
2° quelle était alors la voix des principaux chanteurs
de notre temps et quelle interprétation ils donnaient à
quelques-uns des morceaux les plus célèbres du répertoire
lyrique et dramatique. |
En juin 1912, un second don est effectué par Alfred Clark,
à nouveau de deux douzaines de disques. Un gramophone, placé
dans une urne plus grande et accompagné d'un mode d'emploi,
garantit qu'il sera possible de relire les disques en dépit
des changements technologiques qui surviendraient entre-temps. Les
enrichissements prévus par la suite tous les vingt ans à
ce "panthéon" des voix n'auront jamais lieu.
À la suite de travaux intervenus en 1989 à l'Opéra,
le "caveau" est ouvert et les urnes confiées à
la Phonothèque nationale. Deux d'entre elles avaient
été pillées (celle contenant le gramophone
et un dépôt de 1912). Le dépôt de 1907
reste intact pour sa part.
D'un côté, l'opération de la Gramophone, à
caractère incontestablement publicitaire, se nourrit de notions
modernes, voire d'intuitions extraordinairement lucides : idéologie
du progrès des techniques d'enregistrement, métaphore de
la mise en conserve des voix (l'hygiénisme "troisième
République" est passé par là), anticipation
de l'obsolescence du matériel de lecture. Ne préfigure-t-elle
pas même l'envoi dans l'espace, il y a quelques années, de
sons enregistrés censés nous revenir sur Terre dans plusieurs
millénaires, parfaitement conservés par le vide intersidéral
? Seulement, ce pari sur la modernité se combine à un imaginaire
du funéraire et du secret : mise en caveau de voix vivantes, momification
dans un décor de catacombes obscures qui est comme l'envers de
la face publique du bâtiment de Garnier. Les disques contribuent
à un mythe du Paris souterrain, avec le secours du feuilleton (Gaston
Leroux, le Fantôme de l'Opéra,
1910) :
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On se rappelle que dernièrement, en creusant
le sous-sol de l'Opéra pour y enterrer les voix phonographiées
des artistes, le pic des ouvriers a mis à nu un cadavre ; or,
j'ai eu tout de suite la preuve que ce cadavre était celui
du fantôme de l'Opéra ! J'ai fait toucher cette preuve,
de la main, à l'administrateur lui-même et, maintenant,
il m'est indifférent que les journaux racontent qu'on a trouvé
là une victime de la Commune.
Les malheureux qui ont été massacrés, lors de
la Commune, dans les caves de l'Opéra, ne sont point enterrés
de ce côté ; je dirai où l'on peut retrouver leurs
squelettes, bien loin de cette crypte immense où l'on avait
accumulé, pendant le siège, toutes sortes de provisions
de bouche. J'ai été mis sur cette trace en recherchant
justement les restes du fantôme de l'Opéra, que je n'aurais
pas retrouvés sans ce hasard inouï de l'ensevelissement
des voix vivantes ! |
Mise en branle de tout un imaginaire moderne et archaïque
à la fois, donc, mais aussi expérience scientifique
unique en son genre. Combien de productions culturelles contemporaines
ont en effet ainsi été délibérément
mises à l'abri des atteintes de l'environnement
extérieur ? Hélas, un examen récent nous a
révélé que le canal ayant servi à faire
le vide dans les urnes de 1907 n'était plus obturé.
L'urne de 1912 restée intacte reste ainsi la seule
authentique " capsule temporelle" parvenue jusqu'à
nous. Quoi qu'il en soit, même exposés par une
ouverture très réduite, les disques "momifiés"
dans leurs bandelettes n'ont pu subir qu'une influence
mineure de leur environnement.
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