La photographie humaniste (1945-1968)
Dans le cadre du Mois de la photo, la BnF propose de redécouvrir la photographie humaniste, illustrée par des noms très célèbres comme Boubat, Doisneau, Izis, Ronis, Janine Niépce ou Sabine Weiss, mais aussi par toute une pléiade d'artistes moins connus, voire injustement tombés dans l'oubli.
Photographie humaniste. Cette expression désigne un courant privilégiant la personne humaine, sa dignité, sa relation avec son milieu, courant qui s'est développé essentiellement à partir des années 1945-1950, l'horreur de la Seconde Guerre mondiale faisant naître le besoin de redécouvrir et de chanter la dignité de l'homme. Les photographes dits humanistes ont bâti une manière toute nouvelle de faire des images, informelle, souvent tendre, quelquefois ironique, se situant à mi-chemin entre l'empathie idéaliste et le constat documentaire. Ils jettent un regard bienveillant sur le genre humain, mais ce regard peut être tantôt innocent, tantôt caustique : Doisneau est narquois, Charbonnier peut être mordant.
C'est une erreur que de représenter tous les humanistes comme des peintres du bon sentiment, non dénués de mièvrerie. Nous assignons, comme terme à ce mouvement, l'année 1968, marquée par les "événements de mai" dont on peut apprécier, avec le recul, combien ils ont changé notre manière de voir la vie et de penser la photographie.

Une remise en cause des certitudes acquises
Le courant humaniste est indissociable de son contexte historique. La France est sortie exsangue de la guerre qui,
de plus, a fait surgir des interrogations, une remise en cause des certitudes acquises, transmises depuis des générations par la famille et l'école. Il est urgent de retrouver ses repères et surtout foi en l'homme. Le pays se reconstruit, les naissances se multiplient, on redécouvre le bonheur de vivre. Toutefois la crise du logement demeure cruciale : le 1er février 1954, alors qu'une femme expulsée de son domicile vient de mourir de froid, l'abbé Pierre lance son célèbre appel pour "une insurrection de la bonté". Les conflits sociaux sont nombreux et, bientôt, les drames de la décolonisation, en Indochine puis en Algérie, la montée en puissance des armes atomiques et des antagonismes entre les blocs politiques de l'Est et de l'Ouest engendrent la peur d'une nouvelle guerre et un sentiment d'insécurité qui,
très vite, remplace l'euphorie de la Libération. Beaucoup, parmi les jeunes et les intellectuels, réagissent à ce pessimisme ambiant en affichant une fureur de vivre que symbolise le mythe de Saint-Germain-des-Prés où, dans les cafés, se retrouvent poètes et chanteurs mais aussi, autour de Jean-Paul Sartre, tous ceux que séduit la nouvelle philosophie de l'existentialisme.
La photographie humaniste reflète tout cela. Elle célèbre le travail, chante le bonheur simple de trancher le pain ou de se mêler aux bals populaires, montre le charme du passé sans nier pour autant les avancées de la modernité, mais elle témoigne aussi de la pauvreté et des luttes sociales. Il en émane parfois une impression de tristesse, mais le plus souvent un sentiment de bonne humeur collective, de générosité, qui contribue sans nul doute à la popularité de ses auteurs. Les photographes humanistes concourent largement à l'élaboration d'une imagerie nationale, d'un vocabulaire iconographique qui, pour la France de l'époque, mais aussi pour l'étranger, définit les qualités propres à Paris,
aux Parisiens et aux Français.

L'espoir d'une communion et d'une paix entre les hommes
Au-delà de la conjoncture nationale, il faut s'arrêter sur le contexte international. L'espoir d'une communion et d'une paix entre tous les hommes s'explique par la précédente guerre et la volonté partagée de ne plus jamais revivre pareille tragédie. Les grandes institutions internationales (ONU, Unesco, OMS, Unicef) se créent à cette époque. Tous ces organismes sont naturellement des commanditaires pour des reportages de tendance "humaniste", car la photographie est un langage compréhensible pour tous.
Les acteurs de la photographie humaniste, dont cette exposition en présente plus d'une soixantaine, ont de nombreux points communs. À l'instar de toute association, les agences sont structurées par affinités. Ce n'est pas un hasard si la plupart sont affiliés à Rapho ou à Magnum, connues pour leurs idées avancées. La majeure partie est composée de professionnels portant le titre de "reporters illustrateurs".
Édith Gérin est le seul amateur. Nombre de ces photographes montrent une culture artistique : Henri Cartier Bresson (comme Jahan, comme Bischof) est un excellent dessinateur. Marcel Bovis est aussi peintre et graveur, Doisneau, Dubois et Darche sont graphistes de formation, et les exemples pourraient être multipliés. Ils possèdent donc un sens naturel de la composition, de la lumière, des contrastes, qui les conduit à très bien inscrire une scène dans le cadre d'une photographie, ce qui explique que la forme, même s'ils la présentent comme secondaire par rapport au sujet, laisse rarement à désirer. Ils travaillent presque exclusivement en noir et blanc. L'approche n'est pas la même avec la couleur, qui pose des problèmes d'ordre technique nuisant à la spontanéité lors de la prise de vue, et qui laisse moins de place à l'imagination une fois l'épreuve tirée.
Enfin, sur les soixante-dix photographes représentés dans l'exposition, vingt sont étrangers, mais établis durablement, voire définitivement, en France. Parmi eux, on notera un fort contingent issu des pays de l'Europe de l'Est, essentiellement de Hongrie.

Tous ont travaillé pour la presse
Leur dernière caractéristique commune est d'avoir travaillé essentiellement pour l'édition. "Notre image finale, a dit Cartier Bresson, c'est celle imprimée. Même si nos épreuves sont belles et parfaitement composées (et elles doivent l'être), ce n'en sont pas pour autant des photos de salon…" Tous ont travaillé pour la presse (Réalités, Match, L'Express, Point de vue…). À cette époque où la télévision n'a pas encore envahi les foyers, le magazine illustré reste le seul moyen de faire passer l'information et les idées. Après la guerre, la presse en plein essor multiplie sa demande d'images, de documents, de témoignages. On ne mettra jamais suffisamment en évidence l'importance de la demande étrangère. Les revues américaines (Life, Look, Vogue…) suscitent pour beaucoup la construction de ce pittoresque et la naissance de sujets ou de personnages typiquement frenchy.
Beaucoup ont fait des livres, et l'on citera les exemples cardinaux que constituent ceux d'Izis, de Ronis ou de Doisneau. Il convient de rappeler aussi le rôle des éditions Arthaud, Clairefontaine ou Horizons de France, qui ont publié un nombre considérable d'ouvrages abondamment illustrés de photographies sur tous les sujets. Un aspect demeure insuffisamment connu: le rôle de l'édition pour la jeunesse. Enfin, à côté de la presse et du livre, il faut mentionner la considérable production de calendriers, d'affiches, de brochures publicitaires, d'agendas ou de cartes postales sur lesquels les photographes humanistes ont beaucoup travaillé, et dont l'exposition présente une large sélection.

Un réalisme poétique
Dans la photographie humaniste, l'environnement du sujet est aussi important que le sujet lui-même. Tout un décor s'est mis en place, un style qu'on a baptisé du nom de "réalisme poétique", dont les principales caractéristiques sont la flânerie dans la grande ville, une prédilection pour les rues pavées, les personnages typés, l'idéalisation des bas-fonds, la quête des instants de grâce, le "merveilleux social".
À ces éléments de décor, on pourrait ajouter les quais, les ponts, la brume, la neige "qui transfigure la demeure des hommes, et garde les traces éphémères de leur cheminement laborieux " (Marcel Bovis). S'attachant d'ordinaire aux images de la vie quotidienne ou de la vie sociale, Doisneau, Bovis, Kollar ou Feher trouvent également leur terrain de prédilection dans les fêtes foraines, espace de jeu pour le regard à tous points de vue, véritable catalogue d'expressions, de rires, d'étonnements, d'enthousiasmes ou de pleurs…
Le décor est si spécifique de la photographie humaniste qu'elle se passe parfois de la présence de l'être humain. À la limite, la quintessence de la photographie humaniste est une image de roulotte sous la neige, sans âme qui vive, de Bovis ou d'Izis. Le réalisme poétique, loin de se résumer à la seule photographie, a étendu son empire à la littérature, à la chanson et au cinéma.
Une des caractéristiques de la photographie humaniste est l'absence de voyeurisme, de quête du sensationnel,
tant dans le reportage commandé que dans le travail personnel des photographes. Il ne s'agit ni d'étonner,
ni de choquer, ni de surprendre. La photographie est considérée comme un moyen de communiquer, de faire partager son amour des autres, de participer à leurs luttes.
Chez les photographes humanistes, pas d'astuces techniques : c'est une facilité pour les tricheurs. Ces photographes portent un intérêt évident à un monde sans fard et refusent (du moins en théorie) tout subjectivisme artistique falsificateur. Documents sincères ou ayant le caractère de la sincérité ? Il existe chez les photographes humanistes une indéniable éthique, qui consiste à vouloir restituer fidèlement une réalité que l'on respecte et que l'on capte telle qu'elle se présente, dans l'instant. Car seule la photographie prise sur le vif respecte et honore son sujet.
Cette attitude est héritée de la tradition de la photographie documentaire et du reportage dont ces photographes se réclament en tant que reporters-illustrateurs. Leur credo s'exprime dans une technique faite de précision rapide,
au service d'une photographie dépouillée, honnête devant les objets et les faits. Mais la question de la mise en scène (dont la vraisemblance fait souvent illusion) reste cruciale, et la polémique autour du Baiser de l'Hôtel de Ville de Doisneau a brutalement porté le problème sur la place publique.

De virulentes critiques
La photographie humaniste a suscité, dans le sillage de Roland Barthes, de virulentes critiques. Elle a été jugée "bavarde, sentimentale, petite-bourgeoise, poésie d'un monde vieillot et réactionnaire (…), fruit d'une vision partielle et partiale gouvernée par l'idéologie qui réside autant dans ce que les photographes décident de montrer que dans ce qu'ils occultent " (Gilles Mora).
Cependant les photographes humanistes peuvent se montrer militants, mais toujours avec une certaine retenue, et sans agressivité gratuite. L'horreur et la mort ne sont jamais présentes pour elles-mêmes dans leurs images.
Werner Bischof
correspond au portrait type de l'humaniste, pour qui "la photographie est un message philanthropique dont les signes doivent émouvoir avec tempérance, évoquer avec discrétion, exprimer sans insistance".
Cette exposition souhaite corriger bien des idées reçues et erronées. Tout d'abord la photographie humaniste n'est pas un phénomène uniquement français: ce sont même des étrangers, comme Brassaï, qui ont les premiers donné à voir aux Français la spécificité de leur pays, notamment de Paris. Leurs images ne véhiculent pas uniquement les archétypes de la "francité", puisque la plupart de ces reporters-illustrateurs ont parcouru le globe et traité les sujets de manière identique en Asie ou en Afrique. On lui reproche d'être passéiste, mais les photographes de ce courant (François Kollar, Janine Niépce, Hans Silvester) ont montré la modernisation des campagnes. Ces photographes ne sont ni des naïfs, ni des "mythificateurs". Ils ont fait un choix, parfaitement légitime, et l'énoncent clairement: ils ne se complaisent pas dans la rumination du malheur, de la douleur, du malsain, et il faut souligner aussi la liberté de leur regard.
Nous avons dit plus haut que cette photographie disparaissait à la fin des années 1960. Mais a-t-elle vraiment disparu ? On peut considérer en effet que la photographie humaniste ne disparaîtra jamais, en raison de l'éternelle actualité de l'humain.

Laure Beaumont-Maillet


La photo humaniste (1945-1968) autour D'Izis, Boubat, Brassaï, Doisneau, Ronis...
Du 31 octobre 2006 au 28 janvier 2007
Galerie de photographie (site Richelieu)
Plein tarif : 7 € ; tarif réduit : 5 €
Avec le soutien de Champagne Louis Roederer.
En partenariat avec Paris Première.

Commissaires : Laure Beaumont-Maillet, directrice du dép. des Estampes et de la photographie et Dominique Versavel, conservateur.
Commissaire associée : Françoise Denoyelle, professeur des universités à l'École nationale supérieure Louis-Lumière.