Le siècle des saint-simoniens, du Nouveau Christianisme au canal de Suez
Le saint-simonisme a façonné une grande partie du XIXe siècle. La BnF lui consacre une exposition à la bibliothèque de l'Arsenal, qui conserve le fonds constitué par Enfantin lui-même, le principal dirigeant de ce mouvement. En rendant ses archives accessibles au public par un testament en faveur de la bibliothèque, ce dernier accomplit, en 1864, son dernier geste militant.

Les moines de Ménilmontant ou les capacités saint-simoniennes. Lithographie coloriée. © Bnf/Bibliothèque de l'Arsenal.

Le saint-simonisme s'est développé à partir de 1825, au lendemain de la mort du comte de Saint-Simon, représentant de la fine fleur de l'aristocratie française – et arrière-cousin du mémorialiste du règne de Louis XIV – qui prit fait et cause pour la Révolution française, au point de renoncer à son titre nobiliaire et de s'engager dans une carrière d'entrepreneur. Passé la quarantaine, Saint- Simon se fit philosophe et prophétisa la venue d'un "âge d'or", pour peu que fût renversée la hiérarchie des élites et que les rênes du pouvoir fussent confiées aux savants et aux " producteurs".
Il prôna un retour à la morale paulinienne de l'amour fraternel, un "nouveau christianisme" régénérateur de la pureté religieuse dévoyée par l'Église.
Son œuvre jette les fondements d'un monde nouveau, industriel, et d'une société tout entière tournée vers l'amélioration des conditions d'existence de "la classe la plus pauvre". L'héritage intellectuel de Saint-Simon fut fécondé par une poignée de fidèles rassemblés autour de son lit d'agonie, eux-mêmes ensuite rejoints par de nombreux disciples, hommes et femmes, ingénieurs et ouvriers, à Paris et en province. Le mouvement s'organisa rapidement et orchestra une propagande efficace en trois temps : l'édition de journaux et de brochures, une "exposition" publique, orale et enflammée des fondements de la doctrine, et enfin une présence visible et multiforme dans les rues, tant en province qu'à Paris. Enfantin a scellé le destin du groupe en en faisant le théâtre d'un spectacle permanent : en 1832, après un débat fratricide sur les modalités de l'émancipation féminine et face à la montée des tracasseries policières, le "Père" de la religion saint-simonienne se retira avec quarante de ses "fils" dans sa maison de Ménilmontant, afin d'y vivre, quelques mois durant, dans une communauté égalitaire.
Les quarante avaient signifié leur renoncement au monde en revêtant un costume tricolore dont le gilet, symbole d'entraide, s'attachait dans le dos. Cet éphémère épisode a fait entrer les saint-simoniens dans l'histoire sous la bannière du socialisme utopique et comme les apôtres exaltés d'une religion alternative vouée au développement de l'industrie et au progrès social. Mais le panache du geste collectif ne masque qu'à peine l'échec du militantisme saint-simonien : inculpés de réunions publiques illicites, d'outrages aux bonnes mœurs et d'escroquerie (prévention qui ne put être retenue contre eux), les saint-simoniens furent contraints à la dispersion et leurs trois principaux dirigeants, condamnés à la prison ferme.

Une image critique et exigeante de notre modernité
L'ambition de l'exposition qui leur est consacrée est de suivre la destinée des anciens apôtres au-delà de la dispersion ordonnée en 1832, dans leurs carrières, souvent brillantes, d'hommes publics, de journalistes ou d'hommes d'affaires. Les plus à même d'être séduits par le slogan saint-simonien : "À chacun selon ses capacités, à chaque capacité selon ses œuvres ", étaient en effet les ingénieurs. Nombre de jeunes adeptes étaient issus des rangs de Polytechnique, avides de mettre en œuvre de grands projets pacifistes de communication et d'échanges. En ordre dispersé et jusque dans leurs oppositions, ils n'en ont pas moins continué, toute leur vie durant, à tisser entre eux un réseau d'idées et d'entreprises qui leur a donné un véritable pouvoir sur leur siècle.
On sait peu que le premier chemin de fer français a été construit et financé par les saint-simoniens et que l'ensemble du réseau ferré, dont le Paris-Lyon-Méditerranée, porte leur empreinte ; qu'ils ont eu une part déterminante dans la révolution bancaire et industrielle de la seconde moitié du XIXe siècle à travers le Crédit mobilier des frères Pereire, mais aussi en contribuant à la fondation de quelques-unes de nos plus grandes banques et entreprises, comme le Crédit Lyonnais, le CIC et la Compagnie Générale des Eaux.
On ignore que le canal de Suez, grand ouvrage à vocation économique et, dans l'esprit saint-simonien, lien organique entre l'Orient et l'Occident, fut réalisé d'après leurs études ; que le traité de libre-échange de 1860 entre la France et l'Angleterre fut négocié du côté français par les saint-simoniens Michel Chevalier et Arlès-Dufour ; enfin que la Ligue internationale de la paix et de la liberté, première organisation non gouvernementale vouée à l'édification d'un état de droit international, fut présidée à Genève, pendant vingt ans, par Charles Lemonnier, un ancien apôtre.
Le saint-simonisme unit deux idéologies que le XXe siècle nous a appris à opposer, le libéralisme et le socialisme. Il ne cesse, presque deux cents ans après son éclosion, de nous renvoyer une image critique et exigeante de notre modernité.

Nathalie Coilly et Philippe Régnier


Le siècle des saint-simoniens, du
Nouveau Christianisme au canal de Suez
28 novembre 2006 - 25 février 2007
Bibliothèque de l'Arsenal (entrée libre).
Commissariat : Philippe Régnier, directeur de l'unité mixte de recherche littérature, représentations, idéologies aux XVIIIe et XIXe siècles (LIRE), CNRS et Nathalie Coilly, conservatrice à la bibliothèque de l'Arsenal.
En partenariat avec France Culture.