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La Méthode, 2001. Entré au département des estampes en 2004 © Laurent Millet |
Sous la bannière cartésienne de La Méthode, Laurent Millet déploie les figures
d’une géométrie étrange.
Les démonstrations n’y ont d’autre propos que de nous
jeter dans le trouble, de nous offrir le luxe de douter photographiquement
de nos sens. Dans son œuvre tout est affaire de composition, d’agencements,
de complexités.
Les séries et les thèmes y connaissent de subtiles variations,
potentiellement infinies.
Il est, en photographie, le disciple de ces inventeurs
de machinations métaphoriques mis en scène par Raymond Roussel qui désignent
les objets par leur inutilité fondamentale et leur seule valeur de présence.
« Rien ne va de soi, rien n’est donné, tout est construit », disait Gaston
Bachelard. L’imaginaire de Laurent Millet nourrit son univers,
joue du fossé
entre l’objet mental, le réel et sa représentation. S’il est avant tout question
de choses, objets impossibles, machines dont le seul but est de montrer
des agrégats de pièces et de rouages, il n’en demeure pas moins qu’ils sont
le plus souvent installés en pleine nature, le paysage apparaît en toile de fond,
garant de leur matérialité.
La Méthode montre de petites constructions
issues des récoltes d’un braconnage ludique : objets sans qualités, morceaux
de carton ornés de couleurs pétaradantes, fils de fer rouillés; les surfaces
s’agrémentent parfois d’écritures, de plans, de diagrammes hermétiques censés
renseigner sur leur conception. L’horizon d’une mer étale et huileuse indique
la ligne de fuite et déjoue une notion de la perspective trop bien ancrée dans
nos stéréotypes plastiques.
Il s’agit d’introduire du jeu, dans les deux sens
du mot, et d’enclencher ainsi les mécanismes d’un subtil et onirique égarement.
Le référent originel de ces œuvres pourrait être le Duchamp du Grand Verre,
mais en fait, bien en deçà, Laurent Millet avoue sa fascination pour les planches
de l’Encyclopédie de Diderot : « Leur attrait vient de ce qu’en plus de leur
caractère scientifique, elles expriment la réalité intérieure de leurs auteurs qui
n’a rien à voir, ou peu, avec des réalités scientifiques. Les auteurs des dessins
de l’Encyclopédie restituent une réalité intérieure dans leur traitement
de la réalité extérieure. Ils ne figurent pas les ombres mais le sens de l’objet.
Je suis touché par ce pouvoir qu’ils s’accordent sur la vision de la réalité,
la vision oculaire. Ils se donnent ainsi tous les moyens d’utiliser l’image comme
un matériau malléable à souhait pour restituer leur réalité intérieure. »(1)
Les dites planches offrent un schéma technique de l’objet, adossé à un décor
de paysage pour les planches illustrant la chasse, thème d’une autre série
de Millet. Ici la photographie se préoccupe de l’objet conçu pour sa représentation.
Le parti de Millet est de faire exister l’objet pour et par la photographie,
de forger « une chaîne sans fin, dans laquelle l’image renvoie à sa propre
mécanique ». Descartes, puisqu’il y est fait allusion, se livre à la fascination
qu’exerce la présence des choses sur l’entendement. Ni l’argument de la folie ni
celui du rêve, encore moins celui du Dieu trompeur, ne le font douter réellement
du sensible.
Arrivé aux limites ultimes du rationnel, il lui reste à forger
l’hypothèse du Malin Génie, « non moins rusé et trompeur que puissant qui a
employé toute son industrie à me tromper. Je penserai que le ciel, l'air, la terre,
les couleurs,
les figures, les sons et toutes les choses extérieures que nous
voyons, ne sont que des illusions et tromperies,
dont il se sert pour surprendre
ma crédulité […]. Je demeurerai obstinément attaché à cette pensée ; et si,
par
ce moyen, il n'est pas en mon pouvoir de parvenir à la connaissance d'aucune
vérité, à tout le moins il est en ma puissance de suspendre mon jugement(2). »
C’est à ce suspens, cette mise hors circuit, que nous invite la photographie
selon la conception de Laurent Millet.
(1) Fargier (Jean-Paul). L’Invention du paysage : les lieux de l’instant avec Laurent Millet, Isthme éditions, 2005.
(2) Descartes (René). Méditations métaphysiques, Première méditation.
Né en 1968, Laurent Millet vit et travaille en France. Ses œuvres sont régulièrement exposées
en France et à l’étranger. La série La Méthode a donné lieu à la publication d’un beau livre-objet
aux éditions Filigranes en 2002. |
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