Page 17 - BnF- CHRONIQUES 62_a

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Comment la photographie
Woman once a bird
a-t-elle été réalisée ?
Joel-Peter Witkin:
J’ai rencontré le
modèle lors d’un rassemblement de
fétichistes à New York; elle avait rem-
porté le «concours de la taille la plus
f ine ». Je lui ai montré un de mes
albums et lui ai demandé de poser
nue. Elle a accepté. La ceinture qu’elle
porte sur cette photo a été faite par son
mari. En fait, c’est lui qui fabrique
toutes ses ceintures: pour le jardinage,
le ménage, le sexe, les concours… Le
modèle est sous surveillance médicale
depuis que les contentions ont déplacé
ses organes internes de leur position
naturelle. La prise de vue a nécessité
trois heures de maqui l lage qui
incluaient la création de deux canaux
dans son dos, d’où ses ailes «méta­
phoriques» avaient été arrachées. À un
moment, je lui ai demandé de tourner
la tête. Elle ne m’a pas entendu. Alors
son mari a crié les directives et elle a
obéi. Elle a réagi brusquement et le
maquillage dans son dos a craqué. Il
m’a fallu des heures de retouche pour
les restaurer. C’est le fétichisme de
cette femme qui a impulsé ce travail,
mais son corps n’est pas le sujet de ces
images. Le sujet, c’est la répression
contre les femmes à toutes les époques.
Pourquoi travaillez-vous avec
des cadavres, et mettez-vous en
scène une sexualité hors norme?
J.W. :
Nous vivons aujourd’hui dans
une culture du relativisme, du politi-
quement correct et du sécularisme. Je
suis en désaccord avec toutes ces idées.
La vie est un combat et je la montre
telle qu’elle est réellement. La mort fait
partie du cycle de la vie. Tout le monde
a peur de mourir, mais tout le monde
doit mourir. Toutes les croyances des
hommes sont égales devant la mort.
Pour moi, elle est la transition qui pré-
cède la vie éternelle. La mort est un
don sacré. Mon travail a toujours
«La mort est
un don sacré»
Corps hors normes, restes humains agencés en natures mortes,
allusions aux
memento mori
médiévaux, un romantisme noir
nourrit le travail de Joel-Peter Witkin. Pour la BnF, l’artiste revient
sur sa démarche artistique, son sens de l’art et de la beauté.
donné à voir la splendeur et la misère
de la condition humaine. C’est le sens
de l’art depuis toujours. La difformité
est présente dans l’art de Vinci, de
Velázquez, de Goya ou de Dix. La
sexualité hors normes a toujours existé.
Votre œuvre est très imprégnée
par l’histoire de l’art, dans la
filiation de Bosch ou de Goya…
J.W. :
Tous les artistes puisent des
enseignements dans le passé. Que
serait l’art romain sans l’art grec? Les
chefs-d’œuvre de l’art ne sont pas
objectifs, ils nous font partager l’état
de conscience de l’artiste. La forme et
l’émotion dont nous faisons l’expé-
rience touchent notre âme. C’est ainsi
que l’art nous nourrit et nous élève.
Aujourd’hui, nous avons particulière-
ment besoin de l’art car nous avons
besoin de spiritualité. Nous vivons
une époque très sombre. La plupart
des gens sont sans espoir dans ce
monde où l’argent est devenu le Dieu
unique. L’argent a remplacé l’amour
et la communication. Si les tableaux
de Francis Bacon parlent à beaucoup
de gens, c’est parce que c’est une pein-
ture du désespoir et du cynisme. Cela
n’a jamais été mon propos. Mon tra-
vail montre que nous pouvons trouver
En haut
Joel-Peter Witkin
Portrait de Nan,
1984
À gauche
Joel-Peter Witkin
Woman once a Bird
[Femme qui
fut un jour oiseau]
Los Angeles,
Californie, 1990
En bas
Joel-Peter Witkin
posant à la galerie
Baudoin-Lebon,
Paris, octobre 2011.
« Il y a toujours une dimension spirituelle
dans mes œuvres. Il s’agit toujours de morale. »
de l’espoir en nous-mêmes. Il y a tou-
jours une dimension spirituelle dans
mes œuvres. Il s’agit toujours de
morale, de ce besoin de discerner ce
qui est bien dans un monde où les
valeurs morales sont en chute libre.
Comment trouvez-vous
vos titres ?
J.W. :
Le titre de l’œuvre m’importe
autant que l’œuvre elle-même. Il
arrive que le titre me vienne au
moment de la prise de vue, mais le
plus souvent, c’est au moment du
tirage. Il montre l’intention du photo-
graphe de façon verbale, par le lan-
gage. Même les plus grands peintres
ont besoin des mots.
Pourquoi êtes-vous photographe?
J.W. :
Je suis photographe parce que
je crois que j’ai un don et que c’est ma
vocation dans la vie. Pour moi, la vie
a un sens et un but. Mon métier est de
créer des images qui montrent notre
époque. Des images qui apportent de
la lumière dans l’obscurité.
Propos recueillis par Sylvie Lisiecki
© Joel-Peter Witkin. BnF, Estampes et photographie. Cliché Michel Urtade.
© David Paul Carr/BnF.
© Joel-Peter Witkin. Courtesy baudoin lebon.
Catalogue
Joel-Peter Witkin
Enfer ou Ciel – Heaven or Hell
Sous la direction d’Anne Biroleau 
Coédition BnF/La Martinière
Chroniques de la BnF – n°62 –
17
Expositions
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Joel-Peter Witkin