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Edmond Jabès,
manuscrit
autographe du
Livre des Questions I
Chroniques : Quel rapport
de filiation entretenez-vous
avec Edmond Jabès ?
Aurèle Crasson:
Je suis la seconde
des cinq petites-f illes d’Edmond
Jabès. J’ai abordé son œuvre par le
biais de la poésie. Plus tard, étudiante
en architecture, je me suis plongée
dans
le Livre des Questions
car l’époque
s’y prêtait —Deleuze, Lacan, Ricœur
ou Le Corbusier ouvraient des champs
de réflexion. J’ai commencé à dresser
des parallèles entre son espace d’écri-
ture et l’approche de l’espace de
l’archi­tecte, entre l’espace construit et
le vide, les circulations, les passages. Il
s’est noué un dialogue entre lui et moi.
Je venais voir mon grand-père, d’une
part. Et je venais par ailleurs travailler
une question avec cet écrivain amène,
abordant avec humour les sujets les
plus délicats, inquiet de l’évolution du
monde. Étendue sur les dix dernières
années de sa vie, cette conversation est
malheureusement restée en suspens.
Il m’a néanmoins enseigné que tout
dans la vie est lié à nos propres ori-
gines, à l’histoire, à ses métamor-
phoses comme à son horreur.
Vous avez grandement participé
au lancement des invitations en
vue du colloque à venir. Sur
quels critères s’est réalisé le
choix des intervenants ?
A.C.:
Dans une époque marquée par
une grande fluidité entre les arts et la
littérature, Jabès a croisé de nombreux
artistes, philosophes, écrivains et psy-
chanalystes, qu’une solidarité de pen-
sée unissait. Mon choix s’est fondé sur
l’idée qu’il fallait montrer ce cercle,
bien plus élargi que celui des très
proches lecteurs, souvent écrivains ou
critiques, qu’on lui associe systémati-
quement. Jabès refuse toute idée
d’appar­tenance à un mouvement.
C’est un écrivain qui écrit dans le livre
et pour le livre, ayant une approche lit-
téraire des questions qu’il aborde.
Mais son écriture se situe dans un
espace indéfinissable, ce qui explique
Un poète
de l’altérité
Petite-fille d’Edmond Jabès, Aurèle Crasson a collaboré à l’organisation de la journée
d’étude en marge de l’exposition. Elle a réuni un cercle élargi d’intellectuels et d’artistes,
représentant les multiples réseaux tissés par l’œuvre de l’écrivain.
que des lecteurs cherchent des
concepts là où précisément il n’y a pas
volonté de système. Jabès rappelle que
ce n’est pas lui qui écrit, il «est écrit ».
Si beaucoup de psychanalystes — ma
mère en premier lieu—se sont intéres-
sés à son œuvre, c’est à travers son rap-
port au langage, au vocable et au livre.
Ses interrogations portent sur la parole
originaire, la mémoire plus ancienne
que les souvenirs ; une mémoire
inconsciente. Sa parole n’est pas une
parole de certitude. On peut être
frappé par sa langue classique mais
inventive, exhumant les mots oubliés
du dictionnaire. Pour lui, «une pensée
juste est une pensée qui a trouvé sa for-
mulation juste. La forme sans le fond
n’est qu’un vulgaire bagage».
Quelle est la postérité de Jabès
auprès des jeunes générations?
A.C.:
En France, ce sont surtout des
compositeurs qui s’intéressent à Jabès,
notamment Michaël Lévinas ou
Christian Rosset, invités à jouer lors de
la journée d’étude. En Allemagne et en
Italie, de jeunes troupes de théâtre l’in-
terprètent aujourd’hui. En peinture,
Irvin Petlin, Yasse Tabuchi ou André
Marfaing, peintres-lecteurs, créaient
il y a moins de vingt ans des œuvres
tirées de leurs lectures du
Livre des
Questions,
sans parler d’Élisabeth Bril-
let qui ne cesse de relire et transposer
en sculpture son interprétation.
Quelle lecture du monde
permet-il aujourd’hui ?
A.C.:
Une lecture qui prône l’hospi-
talité, sans concession. L’écoute, le
dialogue, l’ouverture. La responsabi-
lité, l’altérité, la tolérance. Jabès a tou-
jours cru dans la force de la parole.
Propos recueillis par Cédric Enjalbert
BnF, Manuscrits.
Chroniques de la BnF – n°62 –
21
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