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Ci-dessus
Annie Ernaux
Depuis
Les Armoires vides
, pre-
mier roman paru en
1974
, à
L’Autre fille
en
2011
, Annie Ernaux
a puisé la matière de ses livres dans
la vie : condition sociale des parents
(
La Place
,
La Honte
), adolescence
(
Ce qu’ils disent ou rien
), mariage
(
La Femme gelée
), avortement (
L’Évé-
nement
), maladie d’Alzheimer et
mort de la mère (
Je ne suis pas sortie
de ma nuit
,
Une femme
), scènes du
quotidien des habitants d’une ville
nouvelle (
Journal du dehors
,
La Vie
extérieure
), cancer du sein (
L’Usage de
la photo
, écrit avec Marc Marie), rela-
tions amoureuses (
Passion simple
,
Se
perdre
,
L’occupation
)… Au f il des
livres, l’évocation de ce matériau
Les années Ernaux
Écrire la vie
Annie Ernaux, prix Renaudot 1984 pour
La Place,
a fait don
de ses dossiers et manuscrits à la BnF. L’arrivée de ce fonds est
l’occasion de lever le voile sur l’atelier de l’écrivain, de découvrir
l’élaboration d’une écriture, entre histoire personnelle et
histoire collective, son long et passionnant travail de maturation,
depuis les brouillons et les notes jusqu’au roman imprimé.
autobiographique a pris la forme de
ce qu’Annie Ernaux appelle « l’écri-
ture plate » et sur laquelle elle s’est
expliquée en
2002
dans ses entre-
tiens avec Frédéric-Yves Jeannet :
« La seule écriture que je sentais
“juste” était celle d’une distance
objectivante, sans affects exprimés,
sans aucune complicité avec le lec-
teur cultivé ». En
2008
,
Les Années
constituent un nouveau jalon dans le
développement de l’œuvre, réunis-
sant histoire personnelle et histoire
collective dans un même mouvement
qui embrasse soixante-dix ans de la
vie française.
C’est l’élaboration de cette écriture
que les dossiers préparatoires, les
manuscrits et les dactylographies
­corrigées conservés dans le fonds,
permettent de retracer. À consulter
le dossier de la genèse de
La Place
,
par exemple, on comprend que la
forme définitive des livres d’Annie
Ernaux est le fruit d’un long travail
de maturation. Quinze dossiers de
notes, de fragments, d’ébauches ou
de brouillons, écrits de
1974
à
1983
,
constituent ainsi l’avant texte du
livre : projets de titres et d’exergues,
débuts plusieurs fois réécrits, pas-
sages abandonnés ou réutilisés pour
un autre livre, notes relatives au pro-
jet en cours… le travail préparatoire
d’Annie Ernaux procède par une
série de tâtonnements étalés sur plu-
sieurs années. La mise au point du
texte définitif, telle qu’elle apparaît
sur la version finale du manuscrit,
correspond à une phase de resserre-
ment et de suppressions, impression-
nante de sûreté et de sobr iété.
Comme une ascèse après l’excès,
mais qui irait vers plus d’intensité
encore dans l’évocation du réel.
Le verso de l’histoire
Souvent, les différents états d’un texte
sont écrits aux versos de brouillons de
lettres, de papiers professionnels, de
copies dactylographiées d’œuvres
antérieures ou de documents divers
conservés par Annie Ernaux. Au posi-
tif du texte litté­raire se superpose
alors pêle-mêle le négatif de son his-
toire, de celle de l’auteur et de son
époque: coupure de presse annonçant
la mort de Roland Barthes, notes sur
les
Carnets de la drôle de guerre
de
Sartre, documentation sur l’urba-
nisme d’après-guerre, préparations de
cours, article sur la scolarisation des
jeunes, réservations d’hôtels et de
voyages…
Ces archives sont complétées au
département des Manuscrits par le
fonds Frédéric-Yves Jeannet et les
manuscrits de Marc Marie, donnés
par les auteurs. Elles contribuent
ainsi à éclairer le sens d’un travail
que les entretiens de
L’Écriture comme
un couteau
, les extraits du journal
d’écriture parus dans
L’Atelier noir
et
le « photojournal » d’
Écrire la vie
avaient déjà laissé deviner : écrire le
temps qui passe, portée par lui.
Guillaume Fau
© Olivier Coller/Fedephoto.
Chroniques de la BnF – n°62 –
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