Qu’est-ce qui vous intéresse
dans le numérique ?
Camille de Toledo:
Je m’intéresse au
contexte technologique car cela rejoint
une question profonde sur l’écriture:
depuis quel lieu, quel temps écrivons-
nous? Autrement dit, c’est une ques-
tion sur la focalisation, le point de vue
en littérature. La technologie fait par-
tie des données contemporaines que
ma machine cérébrale intègre lorsque
je me lance dans une composition. Les
conditions de l’écriture au
xxi
e
siècle,
la condition de l’écrivain sont des
questions sur lesquelles je travaille.
L’âge numérique du livre qui s’an-
nonce est d’abord lié, pour moi, à un
vertige de l’origine, à la dissolution
constante de la notion d’authentique.
Walter Benjamin a inauguré cette
interrogation dans
L’Œuvre d’art au
temps de sa reproductibilité technique
.
Nous sommes confrontés à la dissolu-
tion de l’aura de l’œuvre d’art – l’origi-
nal – et à une nouvelle équation: ori
ginal = copie dans le temps numérique.
Écrire aujourd’hui, c’est expérimenter
le vertige de ce qui est duplicable à l’in-
fini, et le vertige d’un texte écrit sur un
code qui est lui-même un langage.
Cécile Portier:
Ce qui m’intéresse,
c’est la promesse d’immédiateté. La
question de notre impossible nudité
dans le monde, de notre recours per-
manent à la protection du vêtement, à
la médiation des techniques, m’inté-
resse pour elle-même, avant celle des
«nouvelles » technologies. Nous avons
depuis bien longtemps troqué la pré-
sence contre l’habileté. Nous vivons
aujourd’hui enveloppés de dispositifs
qui nous promettent l’abolition des
distances, du temps, et même une cer-
taine fluidité de la matière. Et c’est
vrai. Mais c’est également tout à fait
faux. Mon écriture, je veux la situer
exactement là, entre ce vrai et ce faux
collés l’un à l’autre, non pour prendre
parti, mais pour réintroduire du jeu
dans ce double langage de l’outil. Du
jeu, donc de la liberté.
Écrire à
l’âge numérique
Au cours d’une rencontre à la BnF intitulée «Pour un humanisme numérique», des auteurs sont venus témoigner
de l’impact du numérique sur leurs pratiques d’écriture. Camille de Toledo vit à Berlin et a publié plusieurs romans.
Également vidéaste, musicien et photographe, il a fondé la Société européenne des auteurs pour promouvoir toutes
les traductions. Cécile Portier * vit à Paris, elle est l’auteur, entre autres, de
Saphir Antalgos,
édité sous forme numérique.
Pour en savoir plus :
Camille de Toledo
,
Vies potentielles,
Seuil, 2011.
toledo-archives.net
Cécile Portier,
Saphir Antalgos,
travaux
de terrassement du rêve,
Publie.net
petiteracine.net (Blog de Cécile Portier)
Comment en êtes-vous venue
à créer un blog et à intégrer
le numérique dans
votre pratique d’écriture ?
C.P:
Un jour je me suis rendu compte
que certains auteurs avaient des blogs,
des sites, qu’il y avait des paroles qui
pouvaient trouver là un espace d’ex-
pression plus vivant, plus accessible.
J’ai eu envie d’aller voir. J’ai ouvert un
blog. Cela a tout de suite changé ma
façon d’écrire. Il y a des projets dont
je n’aurais jamais eu l’idée si je n’avais
pas eu cet espace d’écriture et ce qu’il
rend possible. Ainsi, celui nommé
À mains nues : aborder les gens dans
le métro, prendre leurs mains en
photo, les faire parler de leurs mains,
et faire de cela, de cette mise en pré-
sence, un texte, publié le lendemain
même sur le blog.
Qu’apporte le numérique
à votre écriture ?
C.P:
La porosité. Dès que j’ai ouvert
un blog, j’ai utilisé d’autres formes
d’expression que l’écriture
stricto sensu
.
Au point que l’écriture devienne le
mot générique du besoin que je res-
sens d’élaborer quelque chose à partir
du réel donné, quel que soit le maté-
riau. L’autre apport du numérique,
c’est l’intensité. Écrire s’adresse. À
qui ? On ne sait pas, mais il faut bien
qu’il y ait cet élan. Dans l’édition
papier, le temps entre l’écriture et la
parution, puis la réception, est si long
qu’il n’y a plus rien de brûlant dans le
geste de donner à lire. Publier au
moment où un texte est important
pour soi-même me semble essentiel.
C. de T. :
Dans cet âge numérique
nous sommes les exégètes permanents
de sources ou de traces laissées par
d’autres. L’âge numérique du texte est
un âge du commentaire. Il réactualise
le besoin archaïque d’entrer en rela-
tion avec cette matière à laquelle on
redonne vie en la commentant. Pour
ce qui me concerne, cela prend la
forme d’une circulation, d’une arbo-
rescence de textes, et cela donne
Vies
pøtentielles
, où le narrateur, Abraham,
devient celui qui annote et commente
les textes déposés, accumulés au fil du
temps. Cela produit un objet-livre qui
rappelle l’âge talmudique du com-
mentaire. Je pense ne pas être le seul ;
il y a beaucoup de livres de fiction qui
s’inscrivent dans ce sillon, comme
La Maison des feuilles
de Mark Z.
Danielewski. Ce que je nomme des
«Rami-fictions. »
Propos recueillis par Sylvie Lisiecki
* Cécile Portier travaille à la BnF.
Ci-dessus
Angelus Novus
, 1920,
aquarelle de Paul Klee.
Walter Benjamin, qui
posséda ce tableau, y
voyait une
représentation de
l’Histoire.
The Israel Museum, Jerusalem, Israel/ Carole and Ronald Lauder, New York/ The Bridgeman Art Library
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– Chroniques de la BnF – n°62
Actualités du numérique
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