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Chroniques :
Milan Kundera
a écrit une partie de son œuvre
en Tchécoslovaquie et en tchèque,
et une partie en France et
en français à partir des années
1980. Comment cette dualité de
cultures et de langues s’est-elle
imprimée dans son œuvre ?
François Ricard :
Il est vrai que les
six premiers romans de Kundera
met tent sur tout en scène des
Tchèques, et les trois suivants,
des França i s. Cependant , son
­dernier roman écr it en tchèque
(
L’­Immortalité
) se passe en France,
tandis que le dernier qu’il a écrit en
français (
L’Ignorance
) se passe en
République tchèque. Il ne faut donc
pas exagérer la dualité dont vous par-
lez, qui reste après tout un phéno-
mène accidentel, lié aux circons-
tances extérieures de la carrière de
Kundera et sur lequel il n’a eu prati-
quement aucun contrôle. En tout
cas, cette double appartenance géo-
graphique et linguistique ne doit pas
faire oublier l’unité profonde de
l’œuvre. Que l’auteur vive à Prague
ou à Paris, qu’il écrive en tchèque ou
en français, c’est toujours le même
art qu’il pratique, les mêmes thèmes
qui le hantent, la même aventure
esthétique qu’il poursuit. L’artiste
Kundera, littéralement, n’a qu’une
seule patrie, une seule langue, une
seule culture : le roman.
Kundera définit le roman
comme une «méditation sur
l’existence». En quoi, selon
vous, son œuvre répond-elle
à cette définition ?
F. R. :
Prenez
La Plaisanterie
. Des
commentateurs (ou des lecteurs)
pressés y ont vu et continuent d’y
voir un livre de dénonciation poli-
tique, ce qui n’est peut-être pas
entièrement faux, mais terriblement
réducteur. Car si cette œuvre nous
parle encore aujourd’hui, plus de
vingt ans après la chute du commu-
nisme, c’est que sa matière n’est pas
Milan Kundera
, le roman comme patrie
Le Prix de la BnF*, créé à l’initiative de Jean-Claude Meyer, président du Cercle de la BnF, a été décerné
cette année à Milan Kundera. L’occasion de recueillir le point de vue de François Ricard, qui accompagne l’écriture
du romancier depuis trente ans et a participé à l’édition de son œuvre intégrale dans La Pléiade en 2011.
Entretien.
la situation socio-historique parti-
culière où se trouvent les person-
nages, mais bien ce que cette situa-
tion leur révèle (et nous révèle) de la
vie humaine, de sa fragilité, de son
ambiguïté, de son instabilité, bref,
de la « plaisanterie » qui est l’autre
visage, le vrai visage peut-être,
du « dest in ». Même chose pour
L’­Immortalité
, qu’on peut lire comme
un tableau hautement critique de
notre société (celle de l’imagologie),
mais qui est d’abord l’exploration
– à travers l’aventure de quelques
personnages – de certaines catégo-
ries fondamentales de l’existence
humaine (la lutte, le hasard, le sen-
timent, le moi). De nos jours, le
roman peut servir à tout : décrire la
réalité, défendre une cause, racon-
ter une histoire, exprimer le vécu
d’un auteur, exhiber un « style »,
diver t i r des lecteurs, etc. Chez
­Kundera, il n’a qu’un seul objet :
méditer, c’est-à-dire explorer, inter-
roger, relancer indéf iniment – et
sans jamais conclure – cette énigme
indéchif frable que constituent la
présence et la vie de l’homme dans
le monde, ses relations avec ses sem-
blables, sa connaissance et sa mécon-
naissance de lui-même, l’accep­tation
ou le refus de sa destinée. Relisez
ses titres : amour, rire, oubli, légè-
reté et pesanteur, âme et corps,
­lenteur, identité, ignorance…
Voilà en quoi consiste pour lui la
vraie substance de l’imagination
romanesque.
Vous indiquez que Kundera
est l’un des romanciers qui a
le plus profondément renouvelé
l’art du roman contemporain.
En quoi consiste son apport
esthétique ?
F. R. :
Très brièvement, trois choses.
Tout d’abord, sur le plan thématique,
Kundera a poussé plus loin que qui-
conque ce qu’on pourrait appeler
le roman du désenchantement
moderne. Chez lui, les questions qui
se posent sont les plus radicales :
Comment vivre dans un monde qui
n’est plus une patrie mais un piège ?
Quel les possibi l ités reste-t-i l à
l’homme une fois que toutes les
valeurs sont dévastées ?
Ensuite, du point de vue artistique,
Kundera a inventé (ou réinventé)
une façon di f férente d’écr i re le
roman, où la liberté totale (tout est
permis) se marie à la nécessité la
plus rigoureuse (rien n’est gratuit).
En délaissant la linéarité et la pro-
gression dramatique au profit d’une
composition beaucoup plus souple
et éclatée, en misant sur ce que le
romancier appelle la « variation », il
ne s’agit plus de courir d’une scène
ou d’un épisode à l’autre mais de
tourner, d’­er rer inlassablement
autour de quelques mots-thèmes, de
quelques situations révélatrices, et
ce, par tous les moyens disponibles
(l’essai, le récit onirique, les inter-
ventions « personnelles » de l’auteur).
Dans mon essai de
2003
1
, c’est cette
forme tout à fait inédite (et magni-
fique) que j’ai ­appelée, en m’inspi-
rant d’un passage de
L’­Immortalité
,
le « roman-chemin ».
Enfin, du point de vue « théorique »,
la tét ralogie que forment
L’Ar t
du roman
,
Les Testaments trahis
,
Kundera a poussé plus loin que
quiconque ce qu’on pourrait appeler
le roman du désenchantement
moderne. Chez lui, les questions
qui se posent sont les plus radicales :
Comment vivre dans un monde
qui n’est plus une patrie
mais un piège ? Quelles possibilités
reste-t-il à l’homme une fois que
toutes les valeurs sont dévastées ?
Événement
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– Chroniques de la BnF – n°63
© Gallimard/Photo Catherine Hélie.