Le Rideau
et
Une rencontre
est, à ma
connaissance, sans précédent dans
l’histoire du roman. En lisant ces
essais d’une intel l igence, d’une
f inesse et d’une clarté incompa-
rables, on a l’impression que le
roman y prend conscience de lui-
même : il se dote d’une généalogie à
lui, il réfléchit à sa nature et à sa
vocation propres, il essaie de saisir
ce qui fait sa valeur comme art, il
explicite ses défis techniques et les
diverses possibilités qui continuent
de s’offrir à lui, il s’interroge sur sa
place dans le monde actuel, et il se
défend contre les attaques et les
détournements qui le menacent.
Que l’on soit ou non d’accord avec
chacune des idées et des hypothèses
qu’elle contient, cette œuvre d’un
« praticien » qui réfléchit à son art
marque incontestablement un tour-
nant dans la compréhension que
nous avons du roman moderne, et
aucun romancier, aucun critique,
voire aucun lecteur, s’il est un tant
soit peu attaché à l’art du roman, ne
saurait aujourd’hui s’en passer.
Dans votre préface à l’édition
de La Pléiade de son œuvre,
vous écrivez que lire un roman
de Kundera est toujours
une expérience de la désillusion,
mais que paradoxalement
cette découverte est aussi
une expérience de la beauté.
Qu’entendez-vous par là ?
F. R. :
Que ce que nous appelons la
« beauté » ne naît pas nécessairement
d’une impression de plénitude ou de
« plus-être ». Mais que cela peut aussi
venir du sentiment d’une perte, de
la découverte de l’incomplétude.
Que la beauté ne loge pas néces
sairement dans l’extase, mais peut-
être aussi, peut-être surtout, dans
la conscience de notre défaite et de
notre ignorance, c’est-à-dire dans
l’écroulement des cer t itudes et
dans l’obscurcissement plutôt que
dans le resplendissement de la
vérité. Et que cette beauté-là, seul le
roman comme méditation de l’exis-
tence humaine et comme plein
accomplissement de la prose peut y
donner accès.
Propos recueillis
par Sylvie Lisiecki
1.
Le Dernier Après-midi d’Agnès – Essai sur l’œuvre
de Milan Kundera,
Gallimard.
* Le Prix de la BnF, créé en 2009, est doté
d’un montant de 10000 euros. Il est assorti
d’une bourse de recherche universitaire
d’un montant de 8000 euros sur le travail
de l’écrivain lauréat du prix, grâce à la générosité
de Madame Nahed Ojjeh.
Ci-dessus
Milan Kundera
Chroniques de la BnF – n°63 –
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