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Chroniques de la BnF – n°61 –
17
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Les cinq sens,
vérité intime de l’être?
En écho à l’exposition
Casanova, la passion de la liberté
, les samedis des savoirs se penchent sur la culture des sens au
XVIII
e
siècle. Des duos composés d’un historien et d’un praticien – danseur, musicien, pâtissier, couturier, nez – échangeront
leurs expériences. L’écrivain Noëlle Châtelet dialoguera avec la danseuse et chorégraphe Christine Bayle autour du toucher.
Chroniques :
Pourquoi avez-
vous consacré une si grande
partie de votre œuvre à
l’exploration de nos cinq sens ?
Noëlle Châtelet :
Tout a commencé
avec
Le Corps à corps culinaire
, ma
thèse sur les rapports du corps avec
l’alimentation. Les cinq sens se
trouvent impliqués dans l’expérience
fondamentale que constituent les rela-
tions entre l’être humain et la nourri-
ture. J’ai poursuivi cette réflexion sous
des formes différentes, du roman au
conte en passant par la nouvelle et
l’autobiographie. Je creuse depuis
quarante ans ce même sillon du corps
comme lieu possible du langage.
Peut-on se fier aux messages
que nos sens nous transmettent ?
N.C. :
Le corps est un porte-parole,
au sens propre comme au sens figuré.
Inconsciemment ou sciemment, il uti-
lise sa corporéité pour faire entendre
des choses qui ne s’expriment pas ail-
leurs. Le corps sauve l’être du silence
avec une supériorité nette sur le lan-
gage des mots car lui n’est pas trom-
peur. Retrouver nos sens dans leur
authenticité, c’est se trouver soi.
Nos sens ne sont donc pas
de simples entités biologiques
autonomes ?
N.C.:
J’ai interrogé le corps à travers
son rapport à la nourriture, à l’esthé-
tique et à la maladie pour démêler ce
qui relevait de la pure machine, de l’as-
pect imaginaire et de l’aspect culturel.
Les notions de bon, de beau et même
de douleur sont extrêmement f luc-
tuantes car nos sens se développent
dans des civilisations différentes, à des
moments historiques précis, et existent
dans des histoires forcément person-
nelles. Le sens ne cesse de changer de
sens ! Dans
À contre-sens
,
le héros est
victime d’un sens qui ne fonctionne
Ci-dessus
Christine Bayle
Ci-contre
Noëlle Châtelet,
2007
plus. Et c’est justement ce sens malade
qui va révéler au personnage quelque
chose de lui qu’il ignorait. Les sens
éclairent nos existences, ils sont le
point de départ d’un chemin initia-
tique qui mène à une vérité intime.
La somatisation est alors un des
biais permettant de s’approcher
de ce que l’on est vraiment ?
N.C.:
Dans
À contre-sens
, c’est quand
l’un des sens se dérègle ou s’exacerbe
qu’il se met à exprimer des vérités. Les
réflexions de Groddeck, médecin et
thérapeute allemand contemporain de
Freud, sont à ce propos très instruc-
tives. Groddeck conçoit la maladie
comme un événement à déchiffrer,
une sorte de théâtralisation de l’in-
conscient forcément positive. Il me
semble qu’une grande partie de ce
qui est capté par nos sens échappe à
notre conscience. C’est cela qui nous
dérange parce que cela nous renvoie
peut-être à une part de nous-mêmes
que nous refusons souvent de recon-
naître: la part animale et instinctive.
Propos recueillis par Delphine Andrieux
© Hermance Triay/Opale.
© Photo l’Éclat des Muses.