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Joel-Peter Witkin, le photographe à l’œuvre
Il compose ses images comme un peintre compose sa toile : notes, esquisses, costumes, poses, rien n’est laissé
au hasard dans l’œuvre de l’Américain Joel-Peter Witkin. L’artiste dépasse la simple question du sujet et donne à voir,
grâce à ses méthodes peu communes de tirage, la matière même de la photographie.
S’il est une voie que n’emprunte
jamais Joel-Peter Witkin, c’est
celle de la photographie directe. La
rencontre de l’objectif, du monde et
du hasard, « l’instant décisif » théorisé
par Henri Cartier-Bresson, n’est pas
l’instance fondatrice de sa concep-
tion. L’acte photographique n’est ici
qu’une étape du procès de création.
Quand la tension devient transe
Une photographie de Witkin, c’est
d’abord un croquis, une « étude » où
tout est prévu, esquissé d’un crayon
nerveux. Des notes précisent l’empla-
cement des objets, la direction des
éclairages, la disposition des modèles,
leur posture, leur taille, leur volume,
leur costume. L’image f inale est
potentiellement présente et la prise de
vue dure moins d’une demi-journée.
Le moment est intense, la tension
devient transe, car le photographe se
limitera à un film. Nous ne verrons
jamais vraiment le fruit de cette phase-
là: nouveau croquis, non l’œuvre ache-
vée. Il serait illusoire d’imaginer un
tirage réalisé d’une autre main que
celle deWitkin. L’œuvre tenue de bout
en bout par lui s’incarne et se révèle
dans le retrait du laboratoire, le secret
des formules, le f luide des bains
chimiques. Il accorde à ce moment
une importance cruciale, et c’est vers
lui que tend le processus de création.
Il s’est souvent expliqué sur les mani-
pulations techniques et la chimie des
produits. Nous arrêtent particulière-
ment son traitement du négatif et les
risques qu’il fait courir à la matrice de
l’image. Grattage, arrachement, abra-
sion, gribouillage, incision, il veut
créer, sur « l’originel » les conditions de
passage de l’imaginaire au réel. De
même fait-il subir à certains tirages
des traitements hérétiques: surcharges
de peinture, retouches visibles, décou-
pages, collages, couverture d’encaus-
tique. La nature de multiple de la pho-
tographie semble totalement déniée,
car Witkin fait peu de prises de vues,
produit peu d’exemplaires et il s’agit
souvent d’exemplaires uniques.
La matière et le support
Ce qu’ainsi il donne à voir est certes
un « sujet », mais aussi la matière
même, la photographie en tant
­qu’objet du monde. Ce que fit un
Manet pour la peinture, montrer, au-
delà du « sujet » du tableau, l’impor-
tance de la matière et du support,
­Witkin l’accomplit pour la photogra-
phie. Son système de références aux
grands thèmes de la peinture et aux
grands artistes du passé, ne se rabat
pas sur la production de simples copies
de leur style mais remet en jeu théma-
tique et approches. Il interprète et
métamorphose. Witkin pratique la
gravure, et affirme les liens que cet art
entretient avec la photographie. Les
sujets qu’il emprunte à la mythologie
antique ou à l’histoire sainte ont nourri
l’art des aquafortistes et des burinistes,
qu’il s’agisse de transcrire et de multi-
plier les grandes peintures ou de lâcher
la bride à leur propre créativité. « À
partir du
xvi
e
siècle, les artistes ont
toute latitude à représenter de manière
sensuelle le corps du Christ, de la
Ci-dessus
Cornelis Bos
(vers 1506?
– vers 1564?)
Léda
, d’après
Michel-Ange,
eau-forte et burin
Ci-contre
Daphné et Apollon
,
Los Angeles, 1990
BnF, Estampes et photographie
© Joel-Peter Witkin © Courtesy baudoin lebon.
© Joel-Peter Witkin. (c) Courtesy baudoin lebon. Cliché Bertrand Huet.
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– Chroniques de la BnF – n°62
Expositions
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