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Annette Léna
,
le photojournalisme
à la vie à la mort
La BnF expose plusieurs planches-contacts de cette photojournaliste
des années 1960, figure engagée, romanesque et tragique.
A
ux Rencontres photogra-
phiques d’Arles
2010
, la jour-
naliste Christine Coste visite
l’exposition d’Anne de Montenard
consacrée à l’histoire de la consti­
tution des fonds photographiques.
Un cliché en noir et blanc de Marc
­Garanger, daté de
1964
, retient son
attention: une femme aux longs che-
veux noirs et au regard mélancolique,
dont la beauté trouble éclipse la pré-
sence de Roger Vailland à ses côtés.
Sur le cartel, outre son nom et ses
dates – «Annette Léna (
1939
-
1972
) » –
figurent les circonstances singulières
dans lesquelles le fonds photogra-
phique qui porte son nom est entré à
la BnF : « par décision de justice »…
Autant de mystères qui déclenchent
immédiatement chez Christine Coste
le désir de les élucider. Tel un Rim-
baud au féminin du photo­journalisme
des années
1960
, Annette Léna par-
tagerait avec le poète adolescent le
goût de l’aventure et la fulgurance
d’une vie brève. Comme le poète aux
semelles de vent qui finit par mettre
sa poésie dans sa vie, «Annette Léna
a vécu le monde par la photo
»,
raconte Christine Coste, qui prépare
le premier ouvrage la concernant.
Et comme à Charleville, son histoire
commence par le désir de tout quit-
ter : un milieu petit-bourgeois, un
père raciste, une existence confor-
miste. En
1959
, elle a
20
ans, se
marie, devient mère. En
1963
, la ren-
contre avec Jean Crubellier, puis sa
relation avec Yves Buin, tous deux
journalistes à
Clarté,
déterminent
son engagement photographique
dans ce journal de l’Union des étu-
diants communistes. Courageuse,
elle n’hésitera jamais à s’exposer
­physiquement : arrêtée au printemps
1963
par la police franquiste, elle
passera trois jours en prison. Jusqu’en
1966
, elle couvre aussi bien Varsovie
ou la Hongr ie que le Biafra ou
­Djibouti. Et, parallèlement à ses
reportages, elle signe des portraits
intenses et charnels des plus grands
jazzmen — Sonny Rollins, Thelonius
Monk ou John Coltrane.
Aux côtés des Black Panthers
L’année
1966
marque un tournant.
À la suite de sa séparation d’avec Yves
Buin et de la reprise en main de
Clarté
par le parti communiste, elle part aux
États-Unis, s’immerge dans le mou-
vement des Blacks Panthers et par-
tage leur combat. Simultanément, elle
diversifie ses supports en publiant
dans
Jeune Afrique
,
Paris Match
et le
Magazine littéraire
, tout en étant dif-
fusée par l’Agence Gamma. Elle vit et
couvre Mai-19
68
, mais considère les
événements comme des « enfan-
tillages» comparés aux actions menées
par les mouvements noirs américains.
En
1969
, elle publie
Le Matin des
Noirs
. Dans ce « journal de voyage »
qu’elle envisage comme un « simple
témoignage» de son expérience auprès
des Blacks Panthers, elle réaffirme sa
seule idéologie : la défense du tiers-
monde. « Toutes les injustices la
révoltent : elle se range aux côtés des
opprimés, des anticapitalistes, de tous
les mouvements d’indépendance »,
précise Christine Coste. Puis vient sa
saison en enfer : maniaco-dépressive,
plusieurs fois internée en hôpital
psychia­trique, Annette Léna se sui-
cide en juillet 
1972
.
De tous ses combats demeure
aujourd’hui l’essentiel : ses photos.
Mais sans Marc Garanger qui, à
sa mor t, contacte Jean-Claude
­Lemagny
1
, que serait-il advenu de
son œuvre ?
Composé de planches-contacts,
négatifs et tirages, le fonds Annette
Léna comporte de nombreux inédits,
dont certains sont exposés. L’occa-
sion unique de découvrir un tempé­
rament singulier tout entier engagé
dans ses photographies.
Bertrand Dommergue
1. Jean-Claude Lemagny a été responsable du
département des Estampes et de la photographie
à la BnF de 1968 à 1996.
Ci-dessus
Annette Léna
aux funérailles
de Palmiro Togliatti,
Rome, 1964
© Marc Garanger.
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– Chroniques de la BnF – n°62